Nous vivons une époque renversante où la versatilité des opinions et les doubles discours se propagent à la vitesse V. Sens dessus, dessous. Tous les jours, dans la dérision ou l’indifférence, nous observons que des propos opposés semblent étrangement familiers l’un à l’autre. Du pareil au même. Tout se vaut. Les rapports de force se bousculent. Les habitus s’emmêlent. Alliés un jour, adversaires le lendemain, les avis finissent par se confondre. Il n’y aurait donc plus d’opinion? Nonchalamment, sommes-nous enclins à penser tout et son inverse, pas loin de croire que les choses auxquelles nous accordons le plus de valeur naissent ironiquement de leur contraire.

Dans le vertige de l’accélération numérique, ou une information chasse l’autre, rendant plus difficile la hiérarchisation des connaissances, notre façon de voir est tournée de telle façon que ce qui devrait en haut se trouve en bas puis bascule à nouveau. Les évènements que nous vivons produisent une sensation de réversabilité permanente des camps. Face aux drames comme ceux du terrorisme ou des migrants, les idéologies cèdent devant les émotions. Un proche devient lointain. Un ennemi politique devient fréquentable. Et nous passons le plus clair de notre temps, occupés à nous brouiller sur ce qui nous oppose, à faire de nos humeurs changeantes la boussole de nos décisions. Parfois pour le meilleur. Souvent pour le pire.

Dans la vie quotidienne, la tyrannie des contraires parasite la connaissance et laisse peu de place à la raison. Ceux qui en abusent nourrissent les conversations des cafés du commerce. On peut ainsi sans vergogne tenir un propos xénophobe contre les « Africains » le matin et s’emporter le soir contre le racisme sans n’y voir goutte. Nous pouvons à la fois combattre quelqu’un pour ses idées détestables et le trouver sympathique dans la vie. Cette coexistence des contraires a tendance à nous abuser car par leur réversabilité, les contraires insinuent que tout se vaut. Le dénigrement continuel, l’indécision, fournissent les traits les plus courants de cette versatilité qu’on rencontre par exemple chez les personnes dotées d’un fort esprit de contradiction, ceux qui répondent noir quand vous dites blanc. Celui qui s’oppose à ses interlocuteurs à l’emporte-pièce affirme une identité, entend se faire reconnaître et ne connaît que ce moyen d’affirmer le contraire pour se donner de l’importance, et l’illusion de son indépendance. Son seul objectif est d’exister dans ce cadre du contradictoire, sans souci de dépassement. La contradiction se réfugie alors dans la croyance. La tendance à contredire ou à se contredire, comme celle qu’on rencontre chez les enfants témoigne d’une faiblesse du jugement tout autant qu’une forte personnalité. Elle marque aussi la difficulté à exprimer sa colère.

Les données contradictoires mènent nos sociétés. Partout dominent ces dualités qui fractionnent les liens sociaux mais ne produisent pas ou peu de valeur ajoutée. Plus aujourd’hui que jamais. A chaque instant, par le truchement des médias, nous sont prodigués des conseils et autres messages contradictoires pour affronter les épreuves que nous rencontrons ici et là, au travail, à l’école, dans l’existence quotidienne. Au final, c’est l’instabilité qui s’installe. Car de ces contraires diffusés à vau l’eau sur les réseaux, nous ne savons que faire, sinon les neutraliser, les annuler. Pour couronner le tout, un immense tourneboulement digital s’installe dans lequel il est de plus en plus malaisé de trouver ses marques. Il n’est plus de bon sens. Imprévisibles, la volatilité nous mène. Ne subsiste que le mouvement brownien de nos espoirs.

Les affaires humaines sont ainsi faites d’options provisoires et de légèreté. L’indécision, l’humeur changeante, les valses hésitations règlent nombre de nos comportements. Les individus sont soumis à tant de sources d’informations que le cerveau, par commodité, se laisse impressionner par les plus immédiatement digestes. Nos prises de position flottent et notre capacité de jugement personnel s’en ressent. La logique du bouc émissaire – « c’est la faute de l’autre » – est une de ces commodités. Elle bat son plein dans la justification xénophobe. Par exemple : quand un immigré ne travaille pas, c’est un paresseux qui siphonne les aides de l’état. Et quand il travaille, il vole l’emploi des français. Voilà à quoi nous amène le contentement de notre nature ambivalente. « Le désir du privilège et le goût de l’égalité sont les passions dominantes et contradictoires des Français de toute époque », souligne le Comte de Buffon. Tout à la fois très conservateurs et en même temps animés par le sentiment de la révolte, la France est un pays qui cumule les contraires.

Les Français sont ainsi, tantôt triomphants s’imposant par leur fierté culturelle, tantôt défaitistes, en proie à la mélancolie. Ils sont à la fois cartésiens mordicus, à la fois animés par des passions incontrôlées. Ils se découragent facilement et en même temps sont capables d’engagements solidaires remarquables. Ils sont pessimistes et témoignent un manque de confiance en l’avenir mais ils révèlent aussi sur le plan personnel une aptitude au bonheur quotidien.

Force est de constater, nos actions, nos idées, nos sentiments, sont traversées en permanence par l’incohérence, selon les circonstances. La raison dit une chose et le coeur le contraire, comme c’est le cas, dans la question de savoir s’il faut ou pas accueillir les migrants de Syrie et d’Irak. Celui auquel on s’oppose idéologiquement devint subitement un partenaire. Bref, nous pouvons être l’un et l’autre, à la fois lâches et courageux, tour à tour actifs et passifs, conservateurs et progressistes, prônant le risque mais restant prudents. « Qu’est ce que le soi-même pour un moi sincère, se demande Vladimir Jankelevitch sinon un être ni bon ni mauvais, ni angélique ni diabolique, un être qui ne touche l’extrême de rien, qui possède des demi-qualités gatées par des demi-défauts, des vertus détériorées par des vices, des bons côtés assortis de mauvais penchants, un être imparfait et moyen comme tout le monde, un être bien en somme ? »

Certes, l’incohérence dans nos actes et nos paroles est le lot commun le plus partagé, plus ou moins accentuée, selon les individus, par la force des opportunités et des nécessités. C’est parce que les figures d’opposition, forment la base de notre nature que nous y tenons. Oui, mais à force d’entretenir l’ambivalence, nul progrès n’est aisé. Le danger ? Que les convictions s’épuisent et que la perte de sens empêche toute expression cohérente. Aussi bien le stade zéro des contraires nous condamne à l’immobilisme.

Les sentiments contraires qui émaillent notre vie relationnelle (couple, famille, association, entreprise…) s’étalent dans le temps générant des réactions diffuses de perte de confiance, d’impuissance, de confusion des idées flirtant avec l’irrationnel, et donnant le sentiment d’être en faute ou incompétent. C’est particulièrement vrai par les temps qui courent, à l’heure post-moderne. Ce n’est hélas pas le principe de contradiction qui nous mène mais l’alliance des contraires qui nous conduit à l’impuissance. Telle est la tendance de l’époque: se contredire. De tout cela, c’est notre esprit critique qui en pâtit et avec lui la capacité de s’interroger, de démêler le vrai du faux pour juger de la valeur d’une chose et de sa fiabilité. Ce que nous aimons souvent dans le soleil, c’est le petit coin d’ombre. Parfois la vitesse nous apparaît grisante quand la lenteur des choses nous pèse. Nous serions donc voués à une sorte d’incohérence naturelle, dans nos sensations, et nos jugements. Nous sommes installés dans le conformisme des contraires, et au lieu de les déranger de les activer nous les laissons à leur place. Pourtant ces contraires , si ils sont utiles pour comparer les choses, deviennent délétères lorsqu’ils nous servent de modes de pensée et d’action. Ce serait paresse et facilité que de céder à notre nature comme guide de savoir être et intelligence pratique.

Plus on avance dans le progrès, éclairés par la lumière des découvertes, plus les replis confessionnels couvrent de leur ombre le champ de vision. Dans ce monde du tout et son contraire, nous titubons de l’un à l’autre, dans le grand magasin de nos illusions, ivres et parfois désespérés de trouver une voie. C’est particulièrement vrai en matière politique. L’abstentionnisme aux élections est le signe de cette difficulté à exprimer une conviction. Chacun évolue dans le monde selon le régime ambigu de la double vie où les clones et les avatars se bousculent dans les réseaux. La situation en France est particulièrement bloquée par cet immobilisme. Au fond de l’impasse, le déclin, la faiblesse des engagements politiques, le manque de dynamisme du pays.

Et pourtant « que de vitalité dans votre beau pays » nous renvoient les visiteurs étrangers, étonnés de notre assurance, mélée d’arrogance, de vivre dans le plus beau pays du monde, étonnés également de notre propension à l’autoflagellation, curieux de constater la défiance qui nous habite. Vivre avec ces contradictions est au fondement du conformisme de l’ambivalence. La publicité est faite pour cela : faire passer le vice pour la vertu, tricher sur la marchandise, avancer masqué, jouer des personnages. Nous sommes à la fois des consommateurs et des producteurs. Selon que nous sommes l’un ou l’autres, nous n’avons pas forcément les mêmes intérêts et nous sommes donc l’objet de tensions, soumis à un conflit d’intérêt parfois paralysant. Les usagers des grandes surfaces qui utilisent le « self-scanning » ce lecteur de codes barres qui leur permet de passer plus vite aux caisses et de mieux choisir en fonction du prix ont-ils conscience qu’ils contribuent par cette pratique à envoyer toujours plus de caissières pointer au chômage ? Il faut dire : nous parlons et agissons selon nos égoïsmes et nos fonctions mais aussi, bien sûr, selon nos sentiments.

Dans “les Trois essais sur le sexualité”, Sigmund Freud, évoque la dualité des êtres dans leur vie amoureuse. “La coexistence chronique de l’amour et de la haine envers une même personne, et la très grande intensité de ces deux sentiments, voilà qui a de quoi surprendre. En effet, cette coexistence de sentiments contraires n’est possible que dans certaines conditions psychologiques particulières et grâce à leur caractère inconscient. L’amour n’a pas éteint la haine, il n’a pu que la refouler dans l’inconscient et là, assuré contre la destruction de l’action du conscient, elle peut subsister et même croître ». Dans le même registre, la bisexualité d’un nombre croissant de jeunes gens montre à quel point, ne pas choisir entre l’hétérosexualité et l’homosexualité et reconnaître sa double attirance est devenu courant.
On ne saurait le nier : il y a à l’intérieur de chacun d’entre nous un débat intime de la conscience qui lorsqu’il n’est pas dévoué à l’intelligence de la raison confine à la stérilité, l’absurde et parfois à la psychiatrie. Ce sont les instincts ou les pulsions qui finalement décident. Quid de ce mari qui affiche en public un comportement doux et pacifique et s’avère être en privé un tyran brutal à l’égard de son épouse. La plus éprouvante des ambivalences que chaque être rencontre en son intimité est le combat entre la pulsion de vie et la pulsion de mort. Chacun de nous est soumis en réalité à ces deux  » instincts  » qui se sont trouvés à un moment  » liés « . En cas de dénouement de ces deux éléments, la pulsion de mort se déchaîne, donnant alors le tableau que nous connaissons des attentats suicides ou de la violence des cités », avance le psychanalyste Michel Plon. A l’heure des attentats terroristes, cette notion freudienne de la pulsion est plus que jamais d’actualité. Dans le terrorisme, se joue la lutte entre la pulsion de mort des uns portée à son incandescence et la pulsion de vie des autres, sacralisée. Les hommes tendent à oublier à quel point ils tiennent à leur vie. La notion d’état de nature chère à l’écologie rappelle la vulnérabilité essentielle de l’homme et fait ressurgir la peur de la mort qui avait été étouffée par la vie en société mais la vie en société subissant le risque terroriste est aussi soumise à cette peur de la mort.

Au cours de l’histoire, les idéologies les plus prometteuses se sont avérées les plus funestes. A promettre le bien de l’humanité, on a souvent accompli son malheur. Le XXème siècle nous en fournit les exemples les plus massifs. Les avenirs radieux se sont transformés en cauchemars du goulag. Comme le communisme, le capitalisme n’a pas non plus tenu sa promesse. « L’individu produit par la société hypermoderne est à la fois individualiste et socialisé, autonome et conformiste, confronté à la vacuité et au trop plein, à l’excès et au manque, branché mais désengagé, complexe et inconsistant ».

Tel est le constat que font les sociologues Vincent de Gaulejac et Fabienne Hanique dans « le capitalisme paradoxant ». Les auteurs montrent comment, à travers les phénomènes contemporains que nous rencontrons – le développement d’Internet, la financiarisation de l’économie, la compétition généralisée et l’urgence -, la société exacerbe les contradictions. Ils évoquent un monde bipolaire, schizophrénique, perpétuellement en crise, où les gens se voient débordés par des situations inextricables qu’ils n’arrivent pas à résoudre. Se référant aux sociologues américains de l’école de Palo Alto, Grégory Bateson, Paul Watzlawick, les auteurs évoquent «la double contrainte » (double bind), cette forme de communication dans laquelle on est soumis à deux exigences incompatibles, qui font perdre le sens des choses, empêchant toute prise de décision adaptée: « je vous ordonne d’être libre ». L’individu est ainsi mis en échec tout en portant la responsabilité de son incapacité à répondre de façon satisfaisante à ces demandes incompatibles. Le défaut de communication qu’engendre la double contrainte, par son caractère schizophrène, rend insoluble la résolution d’un problème. L’objectif de cette injonction paradoxale expliquent les sociologues de Palo Alto est de diminuer l’autre, le priver de son sens critique, le faire douter de ses compétences pour l’amener à être docile et à éviter le conflit. En réalité, on vous expose un problème sans solution, des obligations impossibles à appliquer. Ce piège est parfaitement maîtrisé comme mode de gestion des ressources humaines dans bon nombre d’entreprises. S’ensuivent des phénomènes de culpabilité, stress, exaspération, souffrance au travail, burn out, états limites, perte de contrôle, dépression nerveuse, maladies mentales.

Tout ce développement pour dire combien, dans ces conditions renversantes, il est difficile de réformer un pays, d’avancer un projet, de dialoguer. Or force est de constater que la règle majoritaire est bien de dire une chose et de pratiquer trop souvent le contraire. D’autant plus quand les gens de pouvoir ne tiennent pas leurs promesses et font le contraire de ce qu’ils annoncent. C’est le statut de la confiance et de l’espoir qui est alors en jeu. C’est parce que les contraires virevolent en permanence que la pensée et l’action ont du mal à s’accorder et que l’incohérence s’installe.

Comment vivre dans une société où l’on dit tout et son contraire, avec parfois une grande légèreté ? Comment progresser dans un contexte où ce qu’on fait un jour, on le défait le lendemain, où quand on dit blanc puis noir, cela revient au même. Comment faire évoluer une société où tout est égal? Bref, peut-on progresser dans une société de l’interchangeable ?

Etre dominé par la versatilité, influencé par tous les contraires qui se présentent est difficilement vivable. En fin de compte, rares sont ceux qui ont d’emblée la conscience aigüe d’une rationalité pour dépasser la dualité et en faire un manuel de conduite. Pour éviter d’aller dans les décors, les individus suivent les injonctions du marketing de masse. Mais, même les « psy », pourtant familiarisés avec la disposition à la simultanéité de deux sentiments ou de deux comportements antinomiques ont du mal à voir clair dans la résolution des ambivalences.

Le moyen de dépasser les contraires et de réfuter les équations pernicieuses, est de faire appel au sens critique en s’appuyant sur le principe de contradiction. Ce principe veut qu’on ne peut soutenir deux propositions opposées ou qu’une même proposition ne peut être à la fois vraie et fausse. Il précise aussi qu’il n’y a pas de milieu entre le vrai et le faux. Il s’agit pour ouvrir la contradiction de s’appuyer sur l’ensemble des facultés intellectuelles et des connaissances à notre disposition et de passer au crible de l’examen les arguments recensés. Utiliser la contradiction ne signifie pas qu’il faille faire disparaître les opposés mais incite à les dépasser et à en faire le moteur du développement de la vérité. Penser n’est pas associer des idées. Penser est un effort. C’est juger, faire des choix, décider, construire.

C’est dans l’examen de la contradiction que la raison avance. Ne relevant d’aucun critère naturel, sa propriété est de se construire. La raison se travaille. Producteur de mobilité, c’est ce même principe de contradiction qui nous permet de déjouer les pièges de l’imagination dans lesquels nous enferme l’ambivalence, l’équivalence et l’incohérence. Le moteur de la contradiction nous invite à délaisser les images détachées de leurs causes réelles et de ne pas céder aux illusions des facilités versatiles. C’est ce principe qui nous amène à écouter et comprendre l’autre et à relier les idées par un enchaînement rationnel. « Audiatur et altera pars”, qui signifie « que soit entendue aussi l’autre partie ».

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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