Le principe de la neutralité du Net est assez simple : les flux de données naviguant sur Internet devraient bénéficier d’un traitement équitable qui n’aboutisse à aucune discrimination. Cependant, la définition précise – voire le bien-fondé – de ce principe fait débat entre les acteurs impliqués : ceux qui produisent les contenus numériques, et ceux qui les transportent jusqu’aux utilisateurs. À tel point que le droit est appelé à trancher. Ceci implique de définir de façon rigoureuse le principe de neutralité (qu’est-ce qu’un « flux », de quelle équité parle-t-on ?) afin d’imposer – ou pas – son respect, au moins au sein des pays membres de l’Union européenne.

Pourquoi est-il proposé de protéger la neutralité ?

Face aux requêtes des fournisseurs d’accès à Internet (FAI, aussi appelés opérateurs) de faire payer les fournisseurs de contenu pour « leur » trafic afin qu’ils participent aux frais d’entretien et mise à niveau du réseau, les risques évoqués d’un Internet non régulé (ou plutôt, régi par la loi du marché) sont principalement liés à la capacité d’innovation dans les pays concernés.

Imaginons ainsi un Internet « privatisé », dans lequel le transport de données à haute performance n’est accessible que contre une forte rémunération : seuls les fournisseurs de contenu à gros budget peuvent alors s’offrir ce service, et par là même obtenir un avantage considérable par rapport à d’éventuels nouveaux acteurs (potentiellement concurrents). Ces derniers, cherchant à émerger, doivent se contenter de faibles performances, ce qui réduit leurs chances de satisfaire et d’attirer les utilisateurs. Un exemple récent est, en France, le forfait mobile RED proposé un temps par SFR. Si un utilisateur y souscrivait, il ne bénéficiait que d’un volume limité de données, mais celles venant du site de vidéos YouTube étaient hors du quota. Ce forfait, qui n’est plus proposé depuis début 2015, nuisait clairement aux autres fournisseurs de vidéos qui avaient peu de chances d’être choisis par les utilisateurs.

De telles pratiques sont donc perçues comme anticoncurrentielles, et l’opinion générale semble d’accord sur la nécessité d’assurer une forme d’équité entre acteurs. De leur côté, les opérateurs qui assurent le transport des données mettent en avant des arguments de théorie économique, selon lesquels la loi du marché conduit à une utilisation optimale des ressources. Les laisser fixer les prix et gérer le trafic comme bon leur semble apporterait donc le plus de valeur à la société.

Dans ce débat, le terme « neutralité » est apparu en 2005. Il requiert une position claire des autorités de régulation, ainsi qu’une définition rigoureuse aux niveaux français et européen qui permette d’engager des procédures judiciaires à l’encontre de gestionnaires de réseau, si nécessaire.

La définition européenne

Le débat sur la neutralité du Net est très vif depuis une grosse dizaine d’années, et les pouvoirs politiques se doivent de prendre position pour savoir s’il faut définir des règles dans la gestion du réseau Internet. Les consultations ont été nombreuses. On peut ainsi énumérer, sans être exhaustif, mais en mettant en évidence certaines tendances, celles qui se sont tenues en France en 2010 puis en 2015 et en Europe en 2012 ; et les décisions en faveur de la neutralité qui en ont résulté, en France et en Europe.

À titre d’exemple, le jeudi 3 avril 2014, le Parlement européen a voté un texte définissant la neutralité concernant le traitement du trafic et appelant à son application. La définition adoptée est la suivante : « Neutralité du réseau : le principe selon lequel l’ensemble du trafic Internet est traité de façon égale, sans discrimination, limitation ni interférence, indépendamment de l’expéditeur, du destinataire, du type, du contenu, de l’appareil, du service ou de l’application ».

La neutralité, logo français
Camilo Sanchez/wikimedia

Selon ce texte, les opérateurs doivent se conformer à ce principe de neutralité, sauf « cas exceptionnels » pour lesquels ils peuvent limiter ou bloquer l’accès au réseau : soit dans le cas d’une décision de justice ; ou afin d’assurer la sécurité et l’intégrité du réseau face à des attaques ; enfin, en cas de congestion temporaire du réseau, mais sans qu’aucune considération commerciale ne soit prise en compte en cas de différentiation de service. Seuls des objectifs de qualité de service pour les différents types de trafic doivent être considérés.

L’idée est donc de conserver les principes « fondateurs » régissant Internet, afin de garantir le même traitement à tous les fournisseurs de contenus, puissants ou non. Les contenus ne doivent aucunement être discriminés, que ce soit bloqués ou ralentis, ou à l’inverse favorisés.

On peut remarquer que la définition se rapproche des quatre principes pour un Internet ouvert établis en 2005 aux États-Unis par l’autorité de régulation (Federal Communications Commission, ou FCC). Les utilisateurs doivent pouvoir :

  1. avoir accès au contenu de leur choix ;
  2. utiliser les applications et services de leur choix ;
  3. se connecter via les terminaux de leur choix ;
  4. choisir leur opérateur, leurs fournisseurs de service et d’application (tout cela sous contrainte de légalité).

Cependant, jusqu’à l’établissement de l’Internet ouvert en 2010, ces règles n’étaient pas appliquées. On peut également remarquer que la FCC semblait changer son fusil d’épaule, car elle a envisagé un moment de poser une nouvelle règle permettant aux opérateurs d’offrir un service privilégié pour envoyer du contenu. Cette position n’a pas été tenue suite à l’engagement fort de Barack Obama en faveur de la neutralité.

Le texte du Parlement européen tel que proposé permet de clarifier, voire d’empêcher certaines actions de blocage ou situations de favoritisme vis-à-vis de gros fournisseurs de contenu. Cela permet en effet d’éviter de renforcer la position déjà dominante de fournisseurs de contenu. Ainsi le forfait proposé par SFR qui donnait un accès illimité à YouTube (propriété de Google) n’est plus possible, car ce fournisseur de contenu serait alors favorisé par rapport aux concurrents, et empêcherait ces compétiteurs de se développer (par manque d’incitation à leur utilisation). Les paquets Internet doivent être traités de la même manière quel que soit le fournisseur. À l’inverse, le blocage (supposé) de YouTube par l’opérateur Free qui se plaint de la non-participation aux coûts liés à la congestion créée dans le réseau par la part importante du trafic YouTube, n’est également plus possible.

Tout serait-il devenu clair dans ce dossier complexe de la neutralité du Net ? Il reste au contraire des ambiguïtés qui doivent être levées. Nous les aborderons dans une seconde partie qui sera mise en ligne mardi.

The Conversation

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Bruno Tuffin, Directeur de recherche Inria, Inria and Patrick Maillé, Maître de conférences département Réseaux, Sécurité et Multimédia, Télécom Bretagne

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