Comment éviter la dramatisation du débat scientifique et rendre le dialogue durable entre les experts et les publics? Comment faire en sorte que les passions, les peurs, se transforment en désirs de savoir ? Quelle forme de médiation et de concertation, régulant et facilitant les débats, est susceptible de favoriser la démocratie des débats ?
Nous avons demandé à trois représentants d’associations soucieuses d’animer le débat public sur les relations entre la science et la société de répondre à nos questions sur ces thèmes trop peu abordés.

Propos recueillis par Yan de Kerorguen

Quelle est selon vous la meilleure manière de débattre démocratiquement des enjeux science/société (nanos, nucléaire, réchauffement climatique, OGM, gaz de schiste, clonage…)

 Aude Lapprand. Fondation Sciences Citoyennes

Pour la Fondation Sciences Citoyennes, la meilleure manière de débattre démocratiquement des enjeux science/société est la tenue de Conventions de Citoyens, procédures de participation qui combinent une formation préalable (où les citoyens étudient), une intervention active (où les citoyens interrogent) et un positionnement collectif (où les citoyens rendent un avis). Tout sujet d’intérêt général est susceptible de faire l’objet d’une convention de citoyens dès lors que les connaissances en la matière ont acquis un certain niveau de maturation.

 Eric Lombard. Hyperdébat

Ces débats sont complexes. Il faut de la méthode ! Et de la profondeur. Si on veut y voir clair, on ne peut se contenter de débats superficiels. Il faut que chaque argument puisse être validé ou contredit, et donc que le débat soit accessible.

 Philippe Bourlitio. Science et Démocratie

Pour les sujets complexes, la conférence de citoyens est un dispositif intéressant qui tente une approche plutôt neutre en permettant à un groupe de « simples citoyens » de se former au sujet, de questionner des experts et d’organiser un débat. A l’issue de ce temps d’appropriation et de débat, le groupe produit un avis et des recommandations. C’est un regard intéressant car différent et complémentaire de celui des experts et des parties prenantes.
Cela dit, ce dispositif ne permet de former qu’une vingtaine de citoyens. C’est peu. Faire appel à l’intelligence collective nécessiterait d’impliquer plus de participants. C’est là que se trouve la limite de la conférence de citoyens.

Le web est–il le meilleur vecteur de ce débat ou/et quoi d’autre ?

 Aude Lapprand

Dans ce cadre, le web ne parait pas être le bon vecteur. En effet la procédure des Conventions de citoyens nécessite de suivre un certain nombre de règles indispensables à son bon déroulement, à sa crédibilité et à son utilité sociale. Les débats publiques « informels » mettant à disposition de l’information, par exemple sur le Web et permettant une libre participation par ce même moyen ne permettent pas la formalisation et l’expression d’avis informés et mûrement constitués.
Quelque soit le mode de débat, une médiation est nécessaire pour respecter l’expression des différentes parties et le respect des procédures fixées. Dans les conventions de citoyens, un comité de pilotage non partisan, comprenant des spécialistes de la question posée et représentant le pluralisme des opinions sur la question débattue, sera constitué. Par ailleurs, un facilitateur (psycho-sociologue) sera l’interlocuteur permanent du groupe de citoyens et assurera le lien entre les citoyens et le comité de pilotage.

 Eric Lombard

Le web seul ne suffit pas. Il arrive un moment où on a besoin de s’expliquer verbalement. C’est même à mon avis indispensable si on souhaite parvenir à un consensus ou à une décision. Mais le web est irremplaçable pour penser et classer, sans limite de temps ou d’espace. Il faut donc jouer l’alternance et la complémentarité des deux formes de débat.

 Philippe Bourlitio

Le web offre des possibilités intéressantes, notamment de :

 mobiliser un public large et diversifié ;

 mettre à disposition d’un large public des contenus variés en lien avec le débat, du plus vulgarisé au plus pointu, en permettant une montée en compétence progressive sur le sujet du débat ;

 organiser des espaces de débat en ligne où chacun peut contribuer quand il le peut (ce qu’on appelle le dialogue asynchrone), poser des questions, confronter son avis aux arguments d’autres participants, verser de nouveaux documents au débat…
Ce faisant, il est possible d’organiser la participation de manière à co-construire quelque-chose, que ce soit un état des lieux, un diagnostic, des propositions d’actions…

Quelle médiation ? Quel médiateur ? Comment l’organiser ?

 Aude Lapprand

On a souvent recours a des journalistes pour animer des débats. Ce n’est pas une mauvaise solution. Mais on pourrait et on devrait aller plus loin en formant des spécialistes du débat méthodique. Il y a des initiatives en ce sens, comme l’Institut de la concertation.

 Eric Lombard

Tout dépend du dispositif. Le dénominateur commun étant une volonté de faciliter, accompagner la co-construction… Dans le cadre particulier des débats science-société, la médiation relève d’une alchimie complexe. Il faut naturellement pouvoir vulgariser des notions scientifiques, expliquer les incertitudes scientifiques, la difficulté à acquérir des certitudes (typiquement sur les questions sanitaires), mais aussi faire preuve d’empathie vis-à-vis des questionnements, des attentes, voire des mouvements de colère des citoyens, être capable de les intégrer. Un élément de tension qui revient systématiquement, c’est le périmètre du mandat. Il faut pouvoir à la fois être clair sur le périmètre imposé, car il y en a presque toujours un, et s’autoriser à le remettre en question, de manière constructive. Etre clair sur les limites de l’exercice pour ne pas générer de déception et renforcer le sentiment de défiance généralisé dans lequel nous évoluons aujourd’hui. S’autoriser à le remettre en question pour pouvoir par exemple faire émerger des approches nouvelles dans la gestion du problème en débat.

 Philippe Bourlitio

Je suis un fervent défenseur du recours à internet dans les débats science-société. Je me suis engagé dans cette voie dès le début des années 2000. Pour autant, aucun dispositif, en présentiel ou virtuel, n’est à écarter d’emblée. Pour revenir à la question initiale, il n’y a pas selon moi une manière de débattre qui serait meilleure que les autres. Il importe au contraire de diversifier les processus, en ayant conscience des atouts et des limites de chacun. Je garde en mémoire deux débats qui ont été pour moi exemplaires à ce titre :

 les Etats généraux de la bioéthique de 2009 qui avait su combiner des débats locaux à l’initiative des territoires, trois conférences de citoyens nationales et un site web (qui a été le maillon faible du dispositif, dommage) ;

 le débat sur la maîtrise de la demande d’énergie, porté par l’Ademe en 2007, qui avait articulé débats en ligne et ateliers, aboutissant à la production de recommandations qui avaient alimenté le Grenelle de l’environnement.
Se limiter à un dispositif nous condamnerait à ne plus pouvoir innover, que ce soit dans les outils (numériques notamment) ou dans les méthodes.
Attention également à ne pas se contenter de juxtaposer des processus ou des méthodes par principe. Il faut chercher à employer différents dispositifs participatifs, certes, mais aussi les articuler intelligemment entre eux, au sein d’une démarche globale cohérente.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

Catégorie(s)

Le Magazine, Sciences et société

Etiquette(s)

, , ,