La notion d’infini a-t-elle un sens dans l’entreprise ? Question déroutante. Car l’infini se prête peu à des comparaisons managériales. Et pourtant…

Il y a plusieurs façons de définir l’infini. L’économie, les sciences physiques, et la philosophie sont les approches les plus sûres. D’abord, la philosophie. Nous voilà immiscés dans le temps, le sacré, la transmission, l’immortalité. Avant Socrate, les philosophes font de l’infini un principe divin et impérissable. L’infini, c’est le mouvement éternel : l’eau qui coule, l’air qu’on respire, le feu qui chauffe.
Dans le domaine de la science et de la technologie, l’infini s’impose comme une référence majeure pour l’exploration de l’avenir. Exemples : l’infiniment petit avec les nanotechnologies, ou l’infiniment grand avec la recherche spatiale. A ces dimensions qui cadrent l’infini – « la grandeur », « la multitude », « le temps », « la force » – sont associés l’inconnu, le nouveau, la découverte, et aussi le risque scientifique.

Enfin, qu’en est-il de l’infini en économie ? Nous sommes confrontés à des référents tels que le développement durable, le long terme. Sans oublier le fameux « taux de croissance à l’infini » utilisé dans le calcul de la valeur terminale d’une entreprise. La notion d’énergie, elle aussi, semble toucher par l’infini. Le soleil bien sûr qui, lui, est inépuisable… mais capricieux, comme le vent. Ou l’hydrogène. Abondant sur Terre, ce combustible est le constituant essentiel de notre Univers. L’infini, c’est encore la puissance, la profusion, la richesse, la consommation sans fin, la « dépense somptuaire », chère au sociologue Georges Bataille.


Revenons à l’entreprise. En quoi l’infini la concerne ?

Le premier mot qui vient à l’esprit, c’est la pérennité. Il y a des entreprises qui relèvent de l’infini parce qu’elles durent. Dans « The Living company » (La pérennité des entreprises), Arie de Geus, le promoteur de « l’entreprise apprenante », explique comment certaines industries ont survécu à de grands changements dans leur environnement par le fait qu’elles étaient à la fois très décentralisées tout en ayant une très forte identité. Les entreprises pérennes sont soit familiales, soit très puissantes au sens de richesse, soit remarquables, au sens de « marque ». Gérard Mulliez, le fondateur d’Auchan explique que ce qui fait la force de son groupe est sa volonté de transmettre, d’aider à la création de nouvelles entreprises. Les salariés qui ont été élevés dans les 30 glorieuses éprouvent ce sentiment de la pérennité de l’entreprise, de patrimoine. Pour cette génération, on fait carrière dans le même établissement toute sa vie. Fermer une entreprise tient du sacrilège. Dans ce cas présent, l’infini représente l’affect, l’attachement, l’amour toujours. Le terme « infiniment obligé » dit tout sur le sujet. La mort de l’entreprise, « c’est comme si la vie s’arrêtait ». Cette affectivité pour l’entreprise est aussi très pregnante parmi les artisans et les créateurs d’entreprise. Dans l’infini, c’est l’être qui prime sur l’avoir.

A l’opposé de cette entreprise qui défie le temps se trouve l’entreprise finie.

C’est la fameuse « entreprise sans usines » chère à Serge Tchuruk, l’ex-patron d’Alcatel. Dans ce schéma d’entreprise, «la valeur ajoutée manufacturière tend à décroître, tandis que la valeur immatérielle s’accroît sans cesse», argumente Tchuruk. En pratique, l’entreprise immatérielle vise à avoir de moins en moins de salariés ! La finitude sociale est le prix à payer pour obtenir une richesse sans fin. L’actualité nous montre que la finitude en entreprise est aujourd’hui de plus en plus la norme. Même les grands comptes intègrent la fin. Leur durée de vie s’est considérablement réduite, elle se situe en moyenne entre 15 et 20 ans, explique Richard Foster dans « La destruction créative ». Dans le panier constitutif de l’entreprise intégrant la finitude se trouvent aussi des modes de management ou de production parfois décriés : l’obsolescence programmée, la précarité, le quaterly finance report (rapport trimestriel), la liquidation, et parfois dans les cas les plus cruels : le burn out .
Dans le fini, c’est l’avoir qui prime sur l’être.

Le rapport de l’infini et du fini ne cesse de se complexifier. Nous vivons dans un monde incertain, contradictoire, au sein duquel les deux termes forment les éléments d’un jeu des possibles. L’innovation en est le moteur. Elle est « la force motrice de la croissance économique sur le long terme », comme la décrit l’économiste Joseph Schumpeter. Ce dernier utilise le terme d’« ouragan perpétuel ». Il montre que l’innovation se développe en fonction d’un processus de destruction créatrice. Des entreprises disparaissent mais en faisant naître de nouvelles activités. Des produits finissent mais connaissent une nouvelle vie. Certaines formes d’innovation sont particulièrement parlantes. Exemple : le « vintage ». Des entreprises en quête d’authentique ( donc d’être ) font renaitre des produits du passé pour les rééditer. On ressuscite des anciennes marques pour leur donner une nouvelle jeunesse. L’innovation s’allie avec le patrimoine. Autre exemple : le « cradle to cradle ». Du berceau au berceau, rien ne se perd, tout se recycle, et ce à l’infini ! Cette philosophie de l’éco-efficacité développée par William McDonough a pour objet de remodeler l’industrie en imitant l’équilibre des écosystèmes naturels. Il s’agit d’une sorte de compostage appliqué aux objets qui s’oppose au fonctionnement de notre industrie fondée sur le « cradle to grave » (du berceau au tombeau).

L’entreprise infiniment vôtre… en d’autres termes.

Entre fini et infini, plusieurs éléments façonnent ce jeu des possibles : l’identité, l’agilité, la mobilité, la mondialisation. Les entreprises ne sont pas faites seulement pour durer mais surtout pour changer la vie, créer de la richesse. L’entreprise infinie est celle qui conjugue « être et changer ». Elle s’adapte au paysage tout en conservant son identité. L’infini n’est pas de s’éterniser. Car comme disait Woody Allen : « L’éternité c’est long, surtout vers la fin… » L’infini, c’est d’être en changement permanent, comme le suggère le terme de « formation permanente » ou encore l’expression de « formation tout au long de la vie ».
La mobilité numérique est l’organisateur le plus puissant de cette agilité. Enfin, la mondialisation offre à cette entreprise un univers sans bornes.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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