Le mois dernier, dans cette chronique de vieillard atrabilaire, je m’interrogeais sur la réelle nécessité de continuer à apprendre le latin et le grec à l’école. Les défenseurs de cet enseignement m’apportent aujourd’hui un argument de plus pour confirmer que ça ne sert à rien, hélas !, puisque nous n’en tirons aucune leçon. Car ce sont les mêmes, ou à peu près, qui nous rebattent les oreilles sur les valeurs que transmettrait l’apprentissage du grec ancien, sur l’importance de comprendre nos origines politico-philosophiques et qui foulent aux pieds ces mêmes valeurs et origines en traitant les Grecs d’aujourd’hui comme de pauvres va-nu-pieds.

Europe

Si nous sommes nés (en partie) du monde grec, alors pourquoi barguigner à sauver ce qu’il en reste aujourd’hui ? Si Platon et Aristote, et plus encore les présocratiques Héraclite et Parménide, nous ont fait libres de penser et de mieux comprendre notre destin, si Euclide, Pythagore, Archimède ou Thalès sont au fondement des sciences modernes, n’avons-nous pas envers cette civilisation hellène une dette incommensurable auprès de laquelle les quelques dizaines de milliards qu’ils doivent à des banques, qui n’ont plus pour seule valeur que celle de l’argent, sont une somme dérisoire ? Je suis prêt, quant à moi, à payer les 700 euros que coûterait à chaque citoyen français une annulation de cette dette pour sauver une Grèce sans laquelle l’Europe n’existerait pas et qui lui a donné son nom. « Europè », en grec, signifie « celui qui voit loin », ou « celle qui a de grands yeux », quand il s’agit de la princesse Europe, enlevée par Zeus, déguisé en taureau pour la séduire. L’Europe actuelle, incarnée par des femmes et des hommes politiques qui n’ont pas l’envergure de Solon ou de Périclès, malheureusement, ne voit désormais pas plus loin que le bout de son bilan comptable et n’a d’yeux que pour les taureaux de la finance qui l’ont prise de force.

Démocratie

N’est-ce pas également Athènes qui inventa la démocratie, modèle dont nous réclamons dévotement, mais qui gène nos dirigeants dès lors que le peuple ne vote pas comme ils le souhaiteraient et s’oppose par referendum aux mesures draconiennes (de Dracon, législateur athénien du VIIe siècle avant J. C.) qu’une troïka institutionnelle désincarnée veut leur imposer au nom d’une théorie économique peu soucieuse de la misère concrète à laquelle elle les condamne ?
Nos politiques ne semblent aimer la démocratie que lorsqu’elle les arrange et qu’on vote pour eux et leurs petits arrangements. Et quand le peuple leur dit non, ils appellent ça péjorativement du populisme, alors que la démocratie, étymologiquement, c’est bien le pouvoir du peuple, c’est bien à lui que devrait revenir le choix ultime. Le peuple leur fait peur dès qu’il cesse de subir docilement les décisions abstraites qu’ils concoctent avec leurs experts. Le peuple ne comprend rien à tous ces calculs, mais il sait quand la situation devient intolérable. Et il se révolte, avec raison, contre les oligarchies qui les gouvernent en fonction de leur seul intérêt spéculatif. Il est juste que le peuple qui inventa la démocratie, il y a vingt-cinq siècles, se rebelle aujourd’hui contre les nouvelles aristocraties qui se sont de fait emparées du pouvoir et qu’il nous rappelle les valeurs démocratiques. Syriza, jusqu’ici, en faisant valoir le mandat anti-austérité pour lequel il a été élu, en procédant par referendum, ne se comporte pas comme un parti populiste ou extrémiste, mais au contraire comme un parti totalement démocratique. Ce sont nos dirigeants à nous qui en se faisant élire sur des programmes qu’ils ne respectent pas, en contournant les choix référendaires, en se pliant aux exigences des banquiers agissent de manière bien peu démocratique.

Théâtre

A la Grèce ancienne, nous devons aussi la naissance de la tragédie. Est-ce pour cela que les négociations sans fin auxquelles nous assistons en reprennent les canons ? Voici les Érinyes, déesses infernales, incarnées par l’intraitable Angela (un ange !), qui poursuivent Tsipras-Antigone de leur vindicte pour lui faire payer le crime de vouloir enterrer dignement la dette. Voici Hollande-Créon, roi dialecticien impuissant à empêcher le drame. Voici le chœur des économistes, presque unanime, qui voudrait éviter la catastrophe d’une sortie de l’Euro qui coûterait bien plus cher symboliquement et économiquement que l’effacement de la dette. Mais c’est sans compter sur la malignité des dieux de la finance qui crient vengeance et veulent faire un exemple, de peur, sinon, d’ouvrir la boîte de Pandore de tous les défauts de paiement. De rebondissement en rebondissement, le destin semble conduire les Hellènes vers un « Grexit », abominable barbarisme bien dans le genre du cynisme anglo-saxon que ne se seraient pas permis les élégants Sophocle ou Euripide.
Et les spectateurs que nous sommes assistent, impuissants, à cette sombre tragédie dont toutes les issues paraissent fatales et dont on n’espère même pas une catharsis salvatrice qui nous purifierait d’un système économique qui se joue de nous du haut de son Olympe.

Enfer

Oui, les Grecs contemporains ont commis des fautes. Entraînés par des dirigeants clientélistes, ils se sont laissés aller aux facilités que l’Euro leur apportait, ils ont sombré dans le laxisme économique, remettant à plus tard les réformes indispensables (on en connaît d’autres). Ils sont aujourd’hui au bord du gouffre. Faut-il les pousser vers les enfers au nom de la bonne gestion à l’allemande (pays qui, rappelons-le, puisqu’il semble avoir la mémoire courte, a été deux fois en défaut de paiement au siècle dernier et a bénéficié d’une remise de sa dette après la Seconde Guerre mondiale qu’il avait déclenchée, ce qui lui vaut sa prospérité d’aujourd’hui), ou leur tendre la main jusqu’à ce qu’ils s’en sortent? La Grèce est notre famille. Elle n’est pas une fille prodigue de l’Europe, mais notre mère nourricière devenue prodigue dans son grand âge. Peut-on renier cette « mère-patrie » dont nous sommes nés intellectuellement et spirituellement, à qui notre civilisation européenne doit tant ? Ne serait-ce que pour les richesses anciennes dont elle nous nourrit encore, il serait innommable de la ruiner en la renvoyant aux ténèbres extérieures.

Au sujet de Bruno Tilliette

Bruno Tilliette est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef des revues Autrement, Management et conjoncture sociale et Dirigeant. Il tient une chronique régulière sur place-publique.fr depuis plusieurs années. Il est également auteur ou coauteur d’une dizaine d’ouvrages portant sur la communication et le management en entreprise, l’éducation et la formation ainsi que sur l’évolution de la société française.

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