Jean-Jacques Rousseau eut l’audace dans son ouvrage « Emile ou de l’éducation » de définir un projet révolutionnaire pour son siècle. En pleine ère d’internet, on attend encore le projet qui tracera les contours du paysage éducatif de demain.

Repenser la diffusion des connaissances et la pédagogie, tel est l’enjeu auquel s’attellent nombre de pays soucieux de l’avenir de leur système éducatif. Comment fournir aux nouvelles générations les structures et les outils leur permettant de profiter à plein de la civilisation de l’accès offerte par l’ouverture des données? Le système d’enseignement est-il adapté à un monde de l’open data dont la mutation est si puissante ? Combien de temps lui faudra-t-il pour qu’il apprenne à valoriser les capacités de chacun à coopérer, à formuler et à résoudre collectivement des problèmes de tous ordres? Que doit-il transmettre ? L’école est-elle seulement capable de se refonder? De la réponse à ces questions dépendent l’avenir de millions d’élèves dans le monde.

Une chose est sûre : la société de connaissance et d’innovation qui marque notre entrée dans le XXIème siècle a besoin de stimuli. Comme en conviennent les experts du monde de l’éducation, il faut revoir en profondeur les programmes, les pratiques, les méthodes, les outils. En France comme ailleurs.

Le métier d’enseignant ne peut plus se résumer à délivrer seulement des connaissances académiques. Vu l’importance de l’enjeu, il est impossible de faire l’impasse sur la question de la place de l’individu et de sa singularité dans un monde agile et interconnecté. L’usure des modèles de formation, initiale et continue, ne répondent pas aux enjeux du XXIème siècle. Les thèmes du changement de rapport au savoir et à la compétence, du déclassement, de la transmission, de la créativité, de l’information, de la difficulté à se concentrer, sont les clés pour aborder le futur avec sérénité. Toute la question est de savoir, au delà du titre scolaire, quel être social veut-on promouvoir ? Veut-on émanciper les individus ? Former des citoyens ? Transmettre du savoir ? Créer un homo-numéricus ?
Pour répondre à cet enjeu et ouvrir les portes du futur, 7 clés sont nécessaires

– Première clé : transmettre

Dans son livre « Transmettre, apprendre. (Edition Stock. 2013) le philosophe Marcel Gauchet définit bien le problème rencontré par notre époque. « Ce qui frappe l’observateur contemporain, écrit-il, c’est un retrait significatif des adultes, parents ou enseignants, de l’acte de transmission au profit de la liberté de choix et de l’expérimentation par soi-même ». Faut-il rompre avec le passé et apprendre par soi-même? Faut-il établir une continuité entre passé, présent et futur ? Répondre à ces questions revient à définir la hauteur des murs qui entourent l’école et de savoir avec quels outils il est possible de les abattre ou de les franchir ?

La société de connaissance a pris le dessus. La volonté d’apprendre par soi-même qui caractérise l’ « homo numericus » a pris le dessus. Nous sommes passés d’une société où l’on enseigne un savoir faire qu’on a appris à une société centrée sur l’acte d’apprendre par soi-même. Par ce positionnement autonome, l’homme du numérique se met en situation de défiance vis à vis de ses aînés. Evoluant depuis la naissance dans un monde de la communication et du relationnel impliqué par la technologie, il se suffit à lui-même. Ce n’est pas le cas de l’homme d’avant internet qui lui n’est pas impliqué dans son vie personnelle par la technologie. Il ne fait que s’en servir. Plus ou moins bien.

La transition numérique confronte ainsi deux postures. D’un côté, l’autorité du maître et de la mémoire. De l’autre, la liberté de l’étudiant nourri au digital. Tel est le débat sur la transmission : l’autorité du savoir se fait bousculer par l’autonomie de la connaissance. Pour l’homo numericus, l’appartenance à un héritage traditionnel est perçue comme un « déterminisme inacceptable ». Il considère en effet que la dette des anciens est incompatible avec le « présupposé individualiste de la démocratie » dans lequel il a besoin de s’épanouir. Il faut donc annuler cette dette encombrante. Le monde fini, connu, issu d’un père qu’il présume incompétent pour traiter de l’avenir, ne l’intéresse plus. De son côté, le père, lui, mesure tous les jours les difficultés à « mobiliser » un fils en formation à s’intégrer dans un processus de rapport à l’héritage. Il doute des « capacités » de l’internaute libre et « open », soit disant épanoui, qui semble jouer plutôt qu’apprendre et ne s’intéresse guère à ce qu’on lui enseigne, sauf à y être obligé par l’obtention d’un diplôme .

Résultat : le système éducatif se trouve dans une situation indécidable qui voue au clivage permanent toute pédagogie de transmission. Aussi bien, la société a-t-elle de plus en plus de mal à penser le projet éducatif. L’école échoue sur deux tableaux. D’une part, elle est de moins en moins à même de transmettre les valeurs liées au savoir : la vérité, la rigueur, la méthode. D’autre part, elle n’éduque pas les principes de la vie en société, le respect des normes et des autres. Un doute profond sur son efficacité perdure. Les acquisitions fondamentales fonctionnent mal. Les thématiques plus ouvertes sur la société sont négligées. Pour l’homme d’avant la numérisation de la société, l’heure est grave. Ne lui resterait-il plus qu’à démissionner, à céder face à la pression de la nouvelle génération ? Quarante ans après, avec l’arrivée d’internet, l’accélération est vertigineuse. Le passé semble définitivement détaché. L’école reste dans ses murs, immobile, fissurée, ébranlée. Les propriétaires des lieux sont toujours là. L’architecture aussi. Les locataires eux ne font plus que passer sans rien capitaliser du savoir accumulé. Ou si peu…

La solution au problème serait pour certains de renouer le dialogue entre apprendre et enseigner, de redonner du sens à la relation maître qui fait don de son savoir sans contrepartie jusqu’à donner de lui-même et du disciple qui lui sait qu’il a la chance de recevoir. Cela revient à souligner que dans l’apprentissage, ce qui est important symboliquement parlant, c’est toujours apprendre de quelqu’un pour transmettre à quelqu’un.

Comment transmettre ? Répondre à cette question suppose « d’ éveiller la joie de travailler et de connaître » chère à Albert Einstein. Dans ce schéma du maître et du disciple, ce dernier prend plaisir à recevoir la « donation-partage » du maître. Il est ainsi en situation de conjuguer la mémoire du passé et le goût de l’avenir, l’histoire et l’innovation, l’ancien et le nouveau, l’héritage et la liberté. Sans mémoire, pas d’avenir, comme l’ont mis en évidence des chercheurs de l’Université de Washington à Saint-Louis, lesquels sont parvenus à la conclusion que lorsqu’on entretient pas le souvenir des choses passées, on éprouve plus de mal à imaginer le futur. Le disciple accepte la dualité. Il sait que, malgré l’accélération des moyens de communication, il y a des savoirs et des savoir-faire qui durent et ne s’effacent pas, des choses qui sont durables et d’autres jetables. Il sait que tout n’est pas obsolète. Ce qui compte pour lui, c’est de faire avec. Pour que le disciple se forme, l’école dans son ensemble, a donc besoin de pédagogues formés à la psychopédagogie. Ces derniers n’auraient pas pour tache d’asséner des vérités mais plutôt de développer le plaisir d’apprendre, en bons « maïeuticiens ». En résumé, ces maîtres seraient des sortes de « Socrate.com » capables d’initier tout en préservant la continuité de la chaine des générations. Ce qu’on transmet en fait, c’est « soi », la part d’humanité. Le pari est qu’à force de bonnes pratiques, de mises en expérience, la transmission passe mieux. Se faire entendre est plus aisé. Tout dépend bien sûr du talent du maître, de sa capacité à mobiliser l’attention, à faire l’acteur, dans une classe qui, à cet instant de « joie éveillée » et de « plaisir partagé » s’est transformée en un cours de théâtre. Dans le film de Peter Weir, « Le Cercle des poètes disparus », les étudiants d’un collège américain austère sont résignés à apprendre sans réfléchir ce qu’on leur martèle. Voilà que survient un nouveau prof de poésie anglaise, John Keating. Ce dernier va bouleverser leur vie en les encourageant à appréhender la poésie de façon sensible et à se laisser imprégner par la « moelle de la vie ». Pour le professeur, le but de l’éducation est d’apprendre aux jeunes à penser par eux mêmes, et à accueillir le jour présent sans se soucier du lendemain.

– Deuxième clé : apprendre par soi-même.

Apprend-on quand on n’est pas motivé ? Est-il opportun de privilégier l’intellectuel, si la demande exercée par l’apprenant relève de l’apprentissage pratique et manuel ? Faut-il former les personnes si elles n’en voient pas l’intérêt ? Est-il souhaitable d’infliger à des jeunes des connaissances qui ne correspondent en rien à leurs attentes et qui sont éloignées des exigences économiques? Pourquoi apprendre par cœur quelque chose qu’on trouve sur internet ? L’inutile est-il utile pour la formation de l‘esprit ? Et que répondre à ces bons élèves qui avouent s’ennuyer en classe pendant huit heures d’affilée et qui préfèreraient, au lieu d’écouter passivement un cours rébarbatif, avancer par eux-mêmes, devant l’ordinateur ? Les questions fusent mais les études manquent dans ce domaine.

Les interrogations concernant l’efficacité de la formation, l’utilité de ce qui est enseigné, mais aussi l’adéquation du savoir au public visé sont les parents pauvres de l’évaluation. Une chose est sûre : l’intérêt personnel que trouve celui qui apprend pour sa vie présente ou future est un préalable. Dans notre vie de tous les jours, nous faisons appel à une multitude de connaissances et de savoirs faire qui très souvent n’on rien à voir avec ce que l’on a appris à l’école ou au lycée. En outre, personne n’est en mesure aujourd’hui de tout savoir dans un domaine. Il faut donc faire des choix. C’est encore plus vrai des comportements et des compétences relationnelles dont nous avons besoin pour tisser le lien social. L’école ne sensibilise que de manière anecdotique aux aspects de la vie en société et aux comportements vis à vis des autres. Elle n’apprend pas non plus à se situer dans l’environnement, à mieux interagir avec le reste de la nature. Pire. Certains enseignants et formateurs enfermés dans leur expertise ne donnent pas de sens au savoir qu’ils dispensent et font peu de cas du développement de l’esprit critique. Le sachant tout seul est dépassé. Son âge est en décalage avec l’âge du savoir disponible. Le dogme tient lieu de savoir : « voilà ce qu’il faut apprendre… Tu n’as qu’à suivre… Si tu ne sais pas tu te tais… C’est ce qu’on répète, dans les classes du primaire à la Terminale, à beaucoup d’enfants à qui on inculque un savoir formaté, tout en sachant que le format n’est pas en mesure d’intégrer la quantité de connaissances, qui avec l’informatique double tous les deux ans. Comment ne pas être découragé ? N’y-a-t-il comme autres alternatives que supporter, obéir ou être éliminé de la course ?

– Troisième clé : apprendre selon ses besoins

Pour les tenants de la « pensée systémique », la créativité est aussi importante que la littérature. « La première règle dans l’apprentissage est que les gens apprennent ce qu’ils ont besoin d’apprendre, pas ce que quelqu’un d’autre pense qu’ils doivent apprendre » écrit Peter Senge dans son ouvrage « La 5ème discipline. L’art et la manière des organisations qui apprennent » (Editions First). La sensibilisation à la créativité mène directement à l’agilité et à l’innovation. Aussi bien s’agit-il de favoriser une éducation qui conjugue le goût pour l’innovation et la faculté à trouver les solutions par soi-même, par exemple, en développant son employabilité ou en s’auto-formant sans attendre forcément le plan de formation. Dans les nouvelles pédagogies à l’œuvre, on apprend en collant aux besoins des élèves. Les experts et les spécialistes de l’ingénierie pédagogique en ont conscience : la créativité est le complément indispensable à un enseignement qui a compris que la « voice of care (la voix de l’empathie) est aussi importante que la « voice of reason » ( voix de la raison).

Dans son ouvrage « L’élément » (op.cit), Ken Robinson plaide pour un enseignement personnalisé, en lieu et place des apprentissages standardisés. De la même façon que les technologies apprennent à cibler des publics, l’éducation doit pouvoir, selon lui, cibler les besoins et les nécessités. Constatant la propension des salariés en formation à oublier ce qu’on leur apprend, certains formateurs prônent de former les stagiaires « just in time », c’est-à-dire juste au moment où ils en ont besoin. Il serait, d’après ces spécialistes de la formation, plus efficace de se former sur des contenus précis que l’on va immédiatement utiliser plutôt que de bénéficier d’une formation fourre-tout qui ne servira à rien. Une méthode, on l’applique, on la rentabilise, jusqu’à ce qu’elle soit périmée. La méthode s’inspire des outils utilisés dans l’industrie pour limiter les stocks et optimiser les flux. Plusieurs conditions sont toutefois requises pour que la formation soit efficace. Il est nécessaire que l’apprenant possède un back ground sur le sujet concerné ; que le formateur donne les moyens aux individus d’anticiper les connaissances qui devront être renouvelées. Il n’est valable que dans le cas où la compétence à acquérir n’est pas totalement nouvelle et que les salariés à former soient disponibles au bon moment. Faute de souplesse, le système des plans annuels de formation, en décalage avec le cycle économique de renouvellement des biens et des technologies, ne facilite pas l’adoption de ces principes de formation courte.

– Quatrième clé : révéler la créativité

Dans un petit ouvrage en forme de plaidoyer ( « Pantopie : de Hermès à Petite Poucette », entretiens avec Martin Legros et Sven Ortoli, Editions du Pommier. 2013), Michel Serres observe avec bienveillance la naissance d’une jeune génération qui va devoir réinventer le monde. Il décrit l’incroyable dextérité avec laquelle les jeunes « poucets » qui utilisent leurs deux pouces pour envoyer des SMS à leurs milliers « d’amis » exposent et twittent leur vie en temps réel. Car, du fait des nouvelles technologies, celui qui a le portable en mains, avec le GPS ou Google Earth, « n’a plus la même tête » et « ne parle plus la même langue ».

Mais au fond, qui sont ces nouveaux humains produits par la révolution numérique, se demande Michel Serre ? Ils n’habitent plus le même espace que leurs parents : « Par téléphone cellulaire, ils accèdent à toutes personnes ; par GPS, en tous lieux ; par la Toile, à tout le savoir ; ils hantent donc un espace topologique de voisinage, alors que nous vivons dans un espace métrique, référé par des distances », écrit-il. Les jeunes homo-numericus incarnent la troisième révolution épistémologique humaine. Dans la transition numérique qu’ils portent en eux, ce n’est plus le livre qui domine mais les objets numériques, modifiant peu à peu certaines régions du cerveau. Le philosophe laisse ainsi entendre que, dans cette transformation, le rapport au savoir est en train de changer radicalement.
Il y a trois grandes dates dans l’histoire du savoir : l’écriture qui remonte à 3400 ans avant JC. Le savoir était secret, exclusif, réservé seulement à quelques uns. La deuxième coupure fut l’imprimerie de Gutenberg en 1454. Le savoir était public, disponible pour tout le monde. Enfin, survient la révolution internet en 1989 : le savoir devient extérieur, virtuel. Il se trouve partout avec les smartphones ». Dans cet univers devenu familier, tous les objets et les lieux constituent les composants d’une technologie devenue invisible. C’est le monde de l’ « everyware », de l’informatique omniprésente, de la connexion permanente, popularisé par le chercheur en design, Adam Greenfield. «Cette expression rassemble une classe de technologies émergentes qui ont toutes en commun le fait d’affranchir les systèmes, appareils et services fondés sur le traitement de l’information du paradigme de l’ordinateur, pour les ‘libérer’ dans le paysage et l’expérience bien plus vaste de notre vie quotidienne », explique Adam Greenfield (”Every(ware)” . Adam Greenfield. FYP. Editions 2007). Il annonce la fin de la dépendance entre un service et un appareil, caractéristique de l’ère du PC. Plus besoin de réfléchir pour les actes quotidiens, tout se fera automatiquement par défaut, sans intervention humaine, car les objets laisseront une trace de leur passage qui nous dispensera d’avoir à les chercher. On pourra alors se concentrer sur l’essentiel, sans perdre de temps. Tous les objets de la vie quotidienne sont concernés. « Le changement le plus important est sans doute qu’à la différence de l’ordinateur individuel, dont l’usage résulte toujours d’un acte volontaire, on peut interagir avec l’everyware sans en avoir pris la décision consciente, sans y penser, sans le savoir ou même sans le vouloir », note Adam Greenfield, celui qui a développé ce concept.

Dans ce monde où tous les lieux sont en chaque lieu et chaque lieu en tout lieu, l’individu apprenant est partout chez lui. Il est mondial. Plus besoin de s’enfermer en classe, vu que le savoir est déjà accessible partout, tout le temps, et gratuitement. Alors que faire d’autre, si apprendre devient une seconde nature. La réponse tient en un mot : inventer ! Inventer du nouveau, penser, anticiper. En poussant, le bouchon, cet accès permanent pourrait bien signer la fin de l’école et la disparition des professeurs. Le propos est radical mais il se comprend. Il s’agirait alors de définir le cadre dans lequel les talents naturels des enfants seraient enclins à s’épanouir.

« L’Elément » qui fait la différence, c’est la créativité. Où se cache-t-elle ? En passant en revue les artistes (McCartney, Coelho…) qui sont parvenues à vivre de leur passion, Ken Robinson met en évidence la nécessité de développer la capacité à avoir des idées originales et qui ont de la valeur. Force est de constater que nos systèmes éducatifs, basés sur la notion d’attitudes, ne font pas grand cas de la créativité. Dans l’école de masse, le système éducatif est plutôt anesthésiant. La conformité règne par classe, selon l’âge et la date de fabrication. Les jeunes ne sont pas préparés à développer leur imagination. Pourtant, face aux grands enjeux de sociétés – génie génétique, agroécologie, énergies, open data… – , le besoin de créativité n’a jamais été aussi fort. Les usages allant plus vite que les connaissances, un phénomène de rattrapage doit être opéré. Aussi bien doit-on mobiliser l’ingéniosité et l’ « essor créatif qui souffle comme un vent de liberté sur tous ceux qui rêvaient en silence jusqu’alors, de pouvoir s’exprimer ». Et ces rêveurs sont nombreux, divers et variés.

On a coutume d’attacher à la diversité une variable ethnique, sexuelle ou catégorielle, mais il est rare qu’on s’attache aux caractéristiques particulières ou originales du candidat, à son potentiel créatif, à ses capacités intellectuelles à son talent artistique. C’est pourtant vers ces profils là que l’on rencontre les graines d’innovateurs et d’entrepreneurs, ceux qui dans l’entreprise peuvent être amenés à diriger ou manager des projets ou des business units. Faut-il embaucher des profils qui rentrent pile poil dans le cadre d’une fonction ? Ou bien des potentiels atypiques susceptibles de faire bouger des conformismes et remuer les certitudes? C’est une des questions que se posent les recruteurs, principalement dans les pays anglo-saxons où les parcours atypiques sont bienvenues pour peu qu’ils conjuguent énergie et imagination.

Les entreprises françaises sont peu amènes à recruter ces créateurs, rêveurs et autres talents chez qui souffle le vent de la liberté. Pas directement rentables, pense-t-on. Nombre d’entreprises n’osent pas initier des projets si les résultats sont incertains. Aussi bien font elles l’impasse sur la prise de risque, l’imagination, l’originalité, privilégiant les profils formatés « ingénieur » et « commercial». Certes, ces élèves « brillants » des grandes écoles, ces bêtes à concours bien ordonnées savent faire tourner la machine mais à l’usage, ils se révèlent trop souvent des fruits secs. On forme ainsi des bons exécutants, des cadres copies conformes, des profils adaptés, mais non des « talents », des inventeurs. On s’occupe de la carrosserie, des accessoires mais pas du moteur. Ce conservatisme qui privilégie une approche uniforme représente un gâchis considérable d’altérité et de diversité. De même qu’il y a aujourd’hui une revalorisation de la diversité sur le plan ethnique et social, il devrait y avoir une revalorisation de la diversité intellectuelle. Les entreprises et les politiques ont beau gloser sur l’avènement de la « société de la connaissance » et sur l’importance de la « créativité », ces deux fonctions n’occupent à l’évidence pas une place prépondérante. Le manque de compétences scientifiques et le désintérêt pour les talents originaux risque de laisser les entreprises sans solutions. Telles sont les limites du système de reproduction des élites, dont la France est un exemple parlant.

– Cinquième clé : s’informer, est-ce se former ?

Et nous voilà en plein dans l’internet. Tout couvrir, tout connecter, telle semble être la voie naturelle du world wide web. La possibilité de contribuer en ligne, l’approvisionnement d’idées par la foule des internautes, ce qu’on appelle le « crowdsourcing » constitue un immense savoir collectif. Comme le souligne une étude récente de Chicago Booth (« Ideological Segregation Online and Offline »), avec Internet, la connaissance circule tous azimut, de bas en haut, à l’horizontal. Le bottom up supplante le top down. Tout le monde peut avoir une vision planétaire. Tout est possible pour le plus grand nombre. Cela rend les gens plus informés, plus capables d’embraser les idées, de débattre. L’information devient formation 2.0. Comme nous le verrons plus loin avec les «cours en ligne ouverts massifs » (MOOC, en anglais, Massive Open Online Courses), la cartographie de la connaissance devient massive, gratuite, universelle. L’ampleur prise par l’encyclopédie libre en ligne Wikipedia témoigne de ce bouleversement du rapport au savoir. Un demi milliard de personnes utilisent chaque mois cette plate-forme collective offrant des contenus librement réutilisables, que chacun peut modifier et améliorer.

Mais la prolifération de l’information pose une importante question : celle du trop plein. Certes, la richesse des applications du numérique forme un formidable vecteur de renforcement du savoir. Et sans doute, les élèves sont-ils désormais plus informés que leurs professeurs. Nombre d’enseignants le reconnaissent et doutent parfois de leur propre expertise. Mais pour autant, ces internautes, capables de surfer à toute vitesse sur le savoir disponible, sont-ils cultivés ? Ont-il la capacité de trier l’information, de la traiter, de la tailler, de l’enrichir, comme le fait un horticulteur avec une plante? Le développement de la forêt électronique planétaire n’est pas sans question. Certains évoquent la jungle dans laquelle on se perd sans rien retenir des chemins empruntés. Aussitôt lu, aussitôt vu, aussitôt disparu. D’où l’importance pris par le copié-collé dans les devoirs à rendre. Ces pratiques fort en usage sont-elles du ressort de la formation et de l’apprenance ? On peut en douter. Le risque est présent que l’hyperchoix qui existe sur le web ne soit qu’un « n’importe quoi », « hyperréactif », « dépêché ». Sans compter les questions de référencement qui orientent vers les sites les plus visités mais pas forcément les plus pertinents. Enfin, la prime va aux sites d’informations pré-mâchés correspondant à la norme du moment ou à la mode de l’époque. Se contenter de l’information prête à consommer avec tous les risques que suppose des contenus pas toujours vérifié et validés sont autant de chemins vers l’approximation et l’erreur. Aussi bien, la toile se doit d’être tissée, travaillée. D’où la nécessité de définir une nouvelle forme de médiation régulatrice. Comme le souligne le prospectiviste Hugues de Jouvenel, président de Futuribles, « il faudra bien qu’en ce domaine, il y ait des lieux de synthèse et de sélection ». Pour éviter de se noyer dans cet océan d’informations, il faudra bien des maîtres nageurs.

Des maîtres nageurs ou des méthodes ? Plusieurs découvertes dans les sciences cognitives mais aussi en Anthropologie et en Histoire nous montrent que nous n’avons pas un seul mode de pensée mais plusieurs. Les outils numériques sont susceptibles de favoriser l’extension de nos facultés créatives. Pour peu qu’on dispose de la méthode et que ceux qui la maîtrisent soient mobilisés. « Dans le monde de l’information que nous connaissons, pouvoir relier 200 ou 300 idées entre elles dans un temps court serait un progrès considérable pour l’innovation, comparé aux 4 ou 5 idées que nous sommes en mesure d’intégrer. Mais quoi utiliser comme « plan » ? On a bien inventé le mapping mais ce « nuage » d’idées ou de concepts ne suffit pas », explique Jean-Michel Cornu, directeur scientifique de la FING (Fondation Internet Nouvelle génération) (ITW. Place Publique). L’Histoire du Moyen Age nous apprend que les moines utilisaient les cathédrales comme un outil de mémorisation, qui leur permettait de dépasser les limites physiologiques de la mémoire et de découvrir des liens nouveaux. Cette aptitude est facilitée par les nouvelles technologies. « Le courant de l’open source et le mode de pensée cartographique complexe (« pensée 2.0 ») démontre qu’on peut brasser plusieurs dizaines d’idées ensemble sans lésiner sur la qualité ». (Interview paru dans le numéro Dirigeants du mois de juillet 2009)

– Sixième clé : intéresser, se concentrer

La capacité de se concentrer, c’est l’un des gros problèmes qui est posé dans les classes. Le manque d’attention, la fatigue, la distraction touchent une grande partie des élèves. Les jeunes d’aujourd’hui sont incapables d’écouter plus de 5 minutes leur professeur. Un phénomène déconcertant qui prend une ampleur inégalée avec le développement des pratiques de surf sur internet. Ce défaut de concentration est un problème majeur . Que dire aux professeurs qui constatent les baillements d’ennui de ses élèves qui ne pensent qu’à une chose : se retrouver sur le net pour naviguer pendant plusieurs heures d’affilée ?

Katherine Hayles, enseignante à l’Université de Duke aux Etats-Unis, craint que cette concentration défaillante n’entraîne la disparition de ce qu’on appelle l’opinion publique. Elle attribue cette difficulté à ce qu’elle appelle « l’hyper attention ». « Cette hyper attention est caractérisée par une sorte de zapping, des oscillations rapides entre différentes taches, entre des flux d’informations multiples, recherchant un niveau élevé de stimulation et ayant une faible tolérance pour l’ennui ». Les jeunes générations ont une habileté au touche à tout, à sauter sans cesse d’un objet à un autre. Elles savent être vigilantes mais au prix parfois de la confusion. Leur écoute reste flottante. L’information ne fait pas toujours sens. Les internautes qui évoluent dans un environnement numérique de « rich media », ont plus de mal à accéder à ce qu’on appelle la « deep attention », c’est-à-dire, l’accès à la conscience critique, à la concentration, à la durée. (« Hyper and deep attention. www.nlajournab.org »).

De son côté, le philosophe Bernard Stiegler (auteur de « Prendre soin de la jeunesse et des générations ». Editions Flammarion), estime qu’un agencement entre « deep attention » et « hyper attention » est nécessaire pour l’évolution du système éducatif. Pour lui comme pour d’autres analystes de l’impact des réseaux, internet et la numérisation forment un « next deal » qui « a la puissance de revitaliser le rôle joué par le peuple, de défendre la liberté de parole, et de définir une nouvelle responsabilité politique contre les industries de divertissement « imbécilisantes ». « Ce que les parents et les éducateurs forment patiemment, lentement, dès le plus jeune âge, et en se passant le relais, d’année en année, sur la base de ce que la civilisation a accumulé de plus précieux, les industries audiovisuelles le défont systématiquement, quotidiennement avec les techniques les plus brutales et les plus vulgaires tout en accusant les familles et le système éducatif de cet effondrement ». Selon Bernard Stiegler, cela implique « une conversion du consommateur pressé et passif, qui dispose d’un temps réduit pour absorber ce qu’on lui propose et analyser les flux d’information croissants qui les submergent, en citoyen éclairé ». Le philosophe lui donne un nom ; « l’amateur », celui qui veut savoir et s’individualiser. L’école qui réussit enseigne désormais autant les postures (apprendre à apprendre, esprit critique etc…) que les savoir. La condition est de sortir du schéma de l’apprenant passif, de rompre avec le bourrage de crâne afin de pouvoir concilier la vitesse et la durée.

Ce combat de la durée est en réalité celui de la connaissance, ce qui permet d’organiser les relations intergénérationnelles et leur reconnaissance mutuelle, comme on le voit dans le cas d’une transmission réussie. Cela pourrait se faire en s’appuyant sur les opportunités offertes par les technologies collaboratives, fournies sur les réseaux, pour réagencer des rapports entre générations, pour « re-former » une attention. Il s‘agit d’opposer au déballage des contributions privées et des égoïsmes, la revitalisation de l’espace public et de l’intérêt général. Ce nouvel espace est celui de la technologie qui libère du temps pour exercer son esprit, pour stimuler la politique et apprendre le discernement. Cet espace est celui de la préservation des fondamentaux éthiques. L’universalisation de l’esprit est en effet « la » condition pour éviter une mondialisation mue par les seuls intérêts du court terme qui uniformisent et sapent la culture.

– Septième clé : coopérer

Bourrage de crâne, Gavage des oies, ces expressions que dénoncent régulièrement parents, enfants, éducateurs, pédagogues sont les antiennes de l’école républicaine. A travers cette critique, on cible la toute puissance de la démarche collective qui prive l’individu d’initiative mais est censé lui apporter le bagage nécessaire pour gagner sa vie. Au pire, ces expressions renvoient au monde du lycée-caserne et de la masse indifférenciée, de la leçon apprise par cœur et de la créativité découragée. Au mieux, l’école de la République permet l’accès au plus grand nombre et offre sa chance à tous. Toutefois, l’enseignement est conçu de telle façon que la sélection s’opère selon le milieu d’où l’on vient et non pas selon le mérite. Rien de surprenant de trouver parmi les meilleurs élèves, des enfants d’enseignants habitués aux devoirs, chapeautés par leurs parents, ou plus rarement les « enfants doués qui veulent s’en sortir ». Les autres, c’est-à-dire la majorité, vivote en fonction de ses motivations passagères, de l’admiration pour le professeur ou de ses envie de prendre l’air, de humer le nouveau monde. Cet univers est encore largement celui que connaissent les élèves d’aujourd’hui, comme nous l’avons vu précédemment. Il privilégie le rapport de masse en négligeant la singularité et la pédagogie individualisée. Il créé un rapport passif au savoir au détriment de la pédagogie active en se pliant au rythme imposé par le cours collectif qui n’est pas centrée sur les besoins de l’individu. Cette situation insatisfaisante incite les enseignants et les formateurs à repenser la construction des savoirs, les relations éducatives et l’acte d’apprendre. Mais surtout, elle oblige à reconsidérer le couple individu/collectif. L’union de l’individuel et du collectif redonne toute sa coloration à l’idée de coopération, comme nous le montre la puissance du collaboratif. Tous pour un, un pour tous. Le terme d’intelligence collective, aujourd’hui galvaudée en dit long sur la nature de l’enjeu (Cf Howard Rheingold. Foules intelligentes. Une révolution qui commence. M21 Edition. 2005). L’éducation en ligne permet de conjuguer ces deux aspects ; d’une part, l’autonomie, apprendre par soi même, selon son rythme ; d’autre part, la masse, l’accès au plus grand nombre par les réseaux.

« Et si, pour sortir de la crise, il suffisait de réapprendre à coopérer » se demande Richard Sennett dans son dernier livre, « Ensemble pour une éthique de la coopération » (Editions Albin Michel. 2014). En bon tenant du pragmatisme, le sociologue américain met en évidence le fait que la société gagne à se construire en repartant de l’expérience plutôt qu’en s’appuyant sur des constructions intellectuelles à priori. Des initiatives pionnières favorisent les ponts entre les disciplines, en développant de nouvelles formes d’apprentissage plus ancrées sur l’expérience, le collaboratif, l’innovation collective, leur offrant la possibilité de développer leur propre réflexion à partir de ces expériences.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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