Ils sont nombreux, puissants, présents partout dans le monde, et ils n’ont rien d’illuminés. Experts, investisseurs, entrepreneurs, chercheurs, ils sont issus de la cyberculture californienne et croient dur comme cyber que le transfert de la conscience humaine dans la machine, est une évolution nécessaire de l’humanité. A les entendre, si l’homme veut survivre, il devra fusionner avec la technique. Bigre !

Ils ? Ce sont les « transhumanistes », un groupe de pression très influent et très sérieux. Avec les transhumanistes, s’exprime le projet de l’homme hybride, capable d’amélioration mentale et physique que le simple humanisme ne peut concevoir : une super-ouïe, une super-vue, une super-mémoire… bref, le monde du surhomme, avec, en embuscade, RoboCop, Musclor et Big Brother. Leur rêve d’un meilleur des mondes semble tiré des pages des romans d’anticipation. Pourtant, non. Le projet d’un homme bionique est bien réel. La post humanité qu’ils appellent de leurs voeux n’est plus un thème de science-fiction, mais de science tout court. Ce qui la rend possible est présent dans des programmes de recherche des plus grands labos.

Produire des cellules artificielles, recomposer l’ADN, voir directement nos pensées sur un écran, améliorer nos capacités sensorielles, réparer nos organes grâce aux minicapteurs médicaux et aux nanocapsules capables de voyager dans le corps pour cibler les cellules malades, créer des prothèses bourrées d’électronique… la technologie n’a pas attendu les transhumanistes pour réaliser l’impensable. En témoignent les avancées spectaculaires dans le domaine des nanotechnologies, des biotechnologies, de l’intelligence artificielle et autres sciences cognitives. Ainsi, à l’échelle de l’infiniment petit, plus aucune loi de la physique ne fonctionne de la même façon. Les matériaux se découvrent des propriétés surprenantes et les interconnexions deviennent possibles entre monde technique et monde vivant.

L’homme bionique est déjà là !

« L’idée directrice du transhumanisme est que nous approchons d’un tournant où la science et la technique vont rendre possible la création d’un homme pas – ou moins – soumis au vieillissement, et qui aura des capacités intellectuelles et physiques supérieures » précise Ray Kurzweil, l’un des théoriciens du transhumanisme (voir ENCADRE). Le cyborg serait donc déjà là. Dans leur visite guidée dans les laboratoires de la Transhumanie (1), Jean-Didier Vincent et Geneviève Ferone expliquent que «la force du transhumanisme, c’est qu’il est passé très vite à l’acte. Les soldats, par exemple, sont déjà des semi-robots, des sortes d’êtres hybrides. »

D’ores et déjà, artistes ou body builders, expérimentent la transformation de leur corps en cyborg, grâce à l’utilisation de l’électronique, des nouveaux designs, du silicone et des implants synthétiques, comme l’artiste Natasha Vita-More. « J’aimerais renforcer la puissance de mes jambes pour marcher dans la montagne, posséder une voile épidermique protecteur qui me protégerait des dangers particuliers à cet environnement, pouvoir rafraîchir ma température interne et bénéficier d’une ouïe et d’une vision amplifiées », explique-t-elle dans un entretien.

Plus sérieusement, des scientifiques israéliens travaillent à la réalisation d’un œil bionique qui pourrait rendre la vue à des millions de personnes. Des recherches sur le cerveau offrent la possibilité aujourd’hui, sans intervention chirurgicale, de déclencher des actions, simplement en les imaginant. Des paraplégiques peuvent d’ores et déjà diriger leur fauteuil roulant par la pensée.

Le professeur Peter Robinson de l’Université de Cambridge a mis au point, en collaboration avec le Massachussets Institute of Technology de Boston (MIT) une simple caméra, la “machine qui lit votre esprit” (mind-reading machine). En ciblant des points précis du visage, cette caméra est capable de capter les expressions du visage et de les interpréter et ainsi de comprendre l’intention qui se trame derrière.

Plus troublant encore, « dans un avenir pas si lointain, prévoit David Levy, spécialiste britannique de l’intelligence artificielle, les robots auront la capacité de tomber amoureux d’êtres humains et de se rendre « sexuellement désirables « . Un professeur du Laboratoire d’Informatique Avancée de Saint-Denis (LIASD), Arab Ali Chérif, est convaincu qu’avec les progrès de la peau synthétique, on pourra à peine distinguer les robots des humains : « On pourra reproduire les structures cérébrales et faire communiquer les organes dans le corps humain, par des signaux électriques, comme l’adrénaline ou la douleur, que les robots pourront reproduire. »

De son côté, un ingénieur américain, Robert Freitas, prédit que la nanomédecine modifiera en profondeur nos fonctions biologiques au moyen de l’ingénierie à l’échelle moléculaire. L’organisme sera transformé par les nanotechnologies et les nouveaux matériaux : le squelette sera plus fort, résistant et auto-réparateur, la peau se transformera en un matériau plus résistant au froid et au chaud. On pourra greffer de nouveaux neurones synthétiques pour augmenter notre intelligence…

Certes les fantasmes d’engendrer la vie, en dehors de la procréation et la volonté de percer le secret de l’immortalité n’ont jamais cessé de nourrir l’imagination des hommes. Rien de neuf sous le ciel des fantasmes ? Si, justement. Jamais le monde n’a été aussi proche de cet objectif. Car même ceux qui ont touché à la science exacte cèdent parfois au vieux rêve de fabriquer la vie ou de la prolonger. Exemple : le biologiste américain Craig Venter, fondateur de Synthetic Genomics. Ce dernier serait parvenu à créer de la vie synthétique ou plus exactement une sorte de robot bactérien.

Révolution? Utopie ? Mutation anthropologique?

Ou tout simplement symptôme d’une époque qui, faute de projet, idéalise le dépassement de soi ? Il y a autant d’avis sur ces questions que d’individus sur terre. Quand on sait que les transhumanistes occupent des places dominantes dans l’administration et dans la grande entreprise, savoir à qui profiteront les technologies devient une question cruciale. Surtout quand l’argument principal fourni est l’inéluctabilité du scénario.

En « catastrophiste éclairé », Jean-Pierre Dupuy (2), professeur à Stanford, s’inquiète d’un monde sans transcendance, pris sous la coupe de la technoscience. Il estime qu’à terme « la capacité d’auto-organisation et d’autocréation de structures complexes ne pourrait plus rien devoir à l’homme ni à la nature. Ce sera la fin de la rareté, la fin du travail et la fin des échanges ». L’obsession de la performance effacera le désir de construire collectivement un monde plus juste. Hugo de Garis, un chercheur australien en intelligence artificielle est encore plus pessimiste. Il entrevoir une guerre censée opposer les êtres humains aux machines intelligentes et aux « groupes qui veulent construire ces dieux », avant la fin du siècle. L’humanité devra, selon lui, choisir si elle reste maître du jeu en fixant une limite à l’intelligence artificielle ou si elle construit des supercerveaux.
Même s’il n’épouse pas la cause transhumaniste, le neurobiologiste Jean-Didier Vincent (2) regrette que notre société ait tendance à refuser le progrès. Pour lui, une révolution est nécessaire car l’intolérable est déjà là, que ce soit sur le plan de l’écologie, de la production, de la violence, des inégalités. « Il nous manque des utopies qui rompent avec cette culture de guerre, de compétition et de mort…/…Il ne s’agit pas de tourner le dos aux technologies mais de leur assigner de nouvelles ambitions ». Et le biologiste de défendre l’idée d’un progrès continu : « L’important, c’est que la culture de mort cesse de gouverner le monde. Si on vit plus longtemps sans infirmités, on réglera d’énormes problèmes budgétaires ; si on découvre une forme d’énergie accessible à tous, cela supprimera immédiatement une cause de guerre ». Pour Nick Bostrom, professeur de philosophie à Oxford et fondateur en 1998 du WTA, World Transhumanist Association, le cœur de la philosophie transhumaniste tourne autour du bonheur complet: « Nous pourrions vivre des vies meilleures par l’utilisation raisonnée des technologies afin d’étendre nos capacités biologiques et notre durée de vie ».

Le monde post humain, c’est pour quand ?

Pour l’américain Ray Kurzweil, considéré comme l’un des théoriciens du transhumanisme, l’homme devra fusionner avec une intelligence artificielle dès 2045. Ce saut technologique, il l’appelle l’ère de la singularité ». Arrivera donc l’âge d’or où l’intelligence des machines supplantera celle des hommes. Dès lors, la fusion entre l’homme et la machine deviendra possible. Un cauchemar pour beaucoup. Mais cet informaticien américain qui a créé de nombreuses activités dans le domaine de la reconnaissance vocale, de la lecture optique ou de la réalité virtuelle, y voit au contraire la libération de l’homme. Dans son livre « Humanité 2.0 », (3) il explique que les avancées technologiques vont croître si rapidement que la courbe du progrès « pourrait devenir presque verticale ». Pour affirmer une telle proposition, il se fie à la loi de Moore prévoyant le doublement tous les deux ans de la capacité des ordinateurs, grâce aux prouesses de la miniaturisation. A terme, la taille des composants électroniques égalera celle des atomes, ce qui donnera à l’informatique une puissance considérable lui permettant d’augmenter son intelligence un milliard de fois.

Et l’amour là-dedans ?

Pas de panique. Tant que l’homme est mortel, nous sommes voués à nous dépatouiller avec l’existant. Gérard Berry, professeur au Collège de France, pense que « les prévisions de la science-fiction se révèlent souvent fausses ». Pour ce dernier, les changements qui adviennent sont souvent très différents de ceux qu’on prévoit ou qu’on redoute. Comme l’explique le spécialiste de l’intelligence artificielle, Jean-Claude Heudin, «sans doute, nos extensions à venir seront situées près du corps et non intégrées dans la chair – ne serait-ce que pour pouvoir y accéder en cas de problème de maintenance ». Finalement, c’est peut-être l’amour qui restera le meilleur juge de ce débat. Que devient l’amour si la sexualité et la reproduction sont déconnectées ? Que devient la vie si elle n’est pas qualifiée ?

1. Bienvenue en Transhumanie, avec Geneviève Ferone, Editions Grasset.
2. auteur de « Pour un catastrophisme éclairé ». Le Seuil.
3. MM2 Editions.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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