Relire La recherche du temps perdu (en réalité, lire l’intégrale pour de bon, car on n’a jamais parcouru que quelques extraits d’Un amour de Swann), trier les 3 000 photos de son ordinateur et en faire des albums, monter les films vidéos des enfants (mais on n’a plus de caméscope pour lire les anciennes cassettes), revoir en une seule nuit la saga complète de Star Wars, apprendre à faire des confitures, essayer de comprendre enfin les ressorts de la physique quantique, faire du bénévolat aux Restos du cœur, chanter dans une chorale, retourner deux fois par semaine au théâtre (comme lorsqu’on était étudiant) : autant de choses qu’on se promet de faire quand on sera à la retraite et qu’on ne trouve toujours pas le temps de faire, ou l’énergie, ou l’envie…
Voyager aussi, parcourir le monde, découvrir tous ces lieux magiques qu’on ne connaît pas encore : Ayers Rock, les chutes d’Iguassu, les temples de Kyoto, les mégalithes de Stonehenge, le Carnaval de Rio, les îles du Pacifique et les statues de l’île de Pâques, le cercle polaire, l’Antarctique et la Terre Adélie, les réserves des Big Five. Tous ces noms qui nous font rêver.

Ambition encyclopédique

J’ai toujours aimé voyager. Et j’ai beaucoup voyagé, professionnellement et touristiquement. J’ai même travaillé et habité plusieurs années en Afrique et aux Antilles. Je suis peut-être allé dans une cinquantaine de pays sur les 197 officiellement recensés par l’ONU. A peine le quart, finalement. Je caressais l’ambition un peu encyclopédique de les visiter tous, à ma retraite… tant que j’étais encore à peu près alerte et vaillant. En une quinzaine d’années, à raison d’une dizaine de pays par an, ce n’était pas si insensé.
Pourtant, depuis deux ans que j’ai quitté la vie active, je ne suis quasiment pas sorti des frontières hexagonales, sauf deux ou trois excursions en Espagne, pays qui était déjà accroché à mon tableau de chasse.
Je m’interroge. Qu’est-ce qui me retient ? M’empêche de réaliser, en partie au moins, mon rêve ? Je peux mettre en avant des raisons pratiques ou économiques. Il est bon de voyager à deux et ma compagne n’est pas encore en retraite. Mais nous aurions pu profiter des vacances. De même, mes revenus ont nettement baissé (et ça ne va certainement pas s’arranger), mais pas au point de m’interdire tout déplacement lointain. Les voyages en avion, aussi, certes moins chers, sont aujourd’hui insupportables : il faut passer sous des portiques de contrôle avec le pantalon sur les chevilles et montrer ses chaussettes trouées (parce qu’on vous a retiré ceinture et chaussures) pour s’entasser dans des carlingues où on a les genoux qui cognent sur le dossier du voisin et où il faut payer son verre d’eau.

Cités interdites

Il y a aussi des arguments politiques. Nombre de pays sont devenus dangereux et impraticables. Ainsi, j’aurais eu envie de traverser à nouveau le Sahara, comme je l’avais fait quarante ans auparavant. Mais pourquoi risquer de se retrouver otage de trafiquants djihadistes, décapité par des fous ? Je sais que je ne revivrai donc jamais cette sensation de nuits passées sous les étoiles « à mille lieues de toute terre habitée » comme l’aviateur du Petit Prince. Je sais que je ne connaîtrai jamais Alep, ni Bagdad, ni les églises de Pétra, ni les bouddhas géants de Bâmiyân, ni les greniers Dogons, ni, sans doute, les monastères du Tibet ou les plaines fertiles de l’Ukraine. Une cinquantaine de pays ou de régions me sont interdits pour de nombreuses années. Et après, si la situation s’arrange, ce que j’espère pour leurs habitants, il sera trop tard pour moi, ce qui heureusement n’a pas beaucoup d’importance pour eux.

Culpabilité touristique

Restent quand même beaucoup de contrées visitables. Mais comment les visiter ? Le statut de touriste est désormais entaché d’une certaine culpabilité. On pense à la célèbre formule de Jean Mistler, qui fut ministre dans les années 1930 et qui déclara au moment où se développaient les congés payés, sous le Front populaire : « Le tourisme est l’industrie qui consiste à transporter des gens qui seraient mieux chez eux, dans des endroits qui seraient mieux sans eux. » Comment échapper à ce statut de touriste, dès lors que l’on ne se rend pas dans un pays pour y travailler ? Il faudrait pouvoir y rester plusieurs mois, prendre le temps de comprendre ses habitants et ses habitudes, s’immerger. Mais, moi qui ai vécu 4 ans au Niger, dont j’aime à dire qu’il est ma deuxième patrie et qu’il a transformé ma vision du monde, puis-je sincèrement prétendre que j’ai compris ce pays, que je n’y suis pas resté un touriste, éclairé, mais touriste quand même ?

Souvenirs et sensations

Au-delà de tous ces arguments rationnels qui semblent justifier les limites que j’impose à mon rêve, et plus fort qu’eux, sans doute, perce le sentiment d’une certaine vanité de mes prétentions bourlingueuses. A quoi bon ? Les voyages m’ont beaucoup apporté. Ils m’ont permis, j’espère, de sortir de mon ethnocentrisme natif et naïf, d’être un peu plus tolérant envers les « étrangers » qui nous sont toujours moins étranges qu’on ne le croit, plus ouvert aux autres, plus sensible à la beauté et à la diversité du monde, à sa misère et à sa violence.
Que vont-ils m’apporter de plus ? De nouvelles images à ajouter à ma collection ? Des rencontres étonnantes qui resteront trop superficielles à cause de ma méconnaissance des langues ? De belles émotions encore, au détour d’un village ou d’un paysage ? Une sainte colère face à une pauvreté insoutenable ? Mais à quoi bon ? Que signifiera cette accumulation de souvenirs, de sensations ? A quoi servira-t-elle ? Je vais connaître d’autres lieux, d’autres vies, mais que vais-je apprendre, fondamentalement, sur l’existence, sur moi-même que je ne sache déjà peu ou prou ? N’aurai-je pas l’impression de vouloir me perdre boulimiquement dans tous ces voyages pour retarder le moment où je serai saisi par l’impuissance du grand âge et le vide définitif de la mort ? Ne vaut-il mieux pas s’arrêter avant d’y être contraint ?

Les voyages ont formé ma jeunesse. Est-il nécessaire qu’ils ferment ma vieillesse ?

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Réflexions sur la grève

Au sujet de Bruno Tilliette

Bruno Tilliette est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef des revues Autrement, Management et conjoncture sociale et Dirigeant. Il tient une chronique régulière sur place-publique.fr depuis plusieurs années. Il est également auteur ou coauteur d’une dizaine d’ouvrages portant sur la communication et le management en entreprise, l’éducation et la formation ainsi que sur l’évolution de la société française.

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