Frédérique Cléach est coach certifiée. Régulièrement elle publie dans le magazine son point de vue sur le monde du travail et les méthodes de management.

Mediapart a publié le 18 mars 2014, un article relatant le suicide de 10 salariés de Orange France Telecom ces trois derniers mois. Sa lecture renvoie au livre de Christophe Dejours publié en 2012. « La Panne : Repenser le travail et changer la vie »

Psychiatre, psychanalyste, professeur au Conservatoire National des arts et métiers, l’auteur a depuis 40 ans, orienté sa réflexion sur l’organisation du travail. Clinicien du travail, ses concepts se nourrissent de ses enquêtes sur le terrain dans le monde ouvrier, puis auprès des cadres et des dirigeants d’entreprises.

Dans ce dialogue avec Béatrice Bouniol, Christophe Dejours livre ses observations et ses analyses sur l’évolution de l’organisation du travail des années 80 à nos jours.

Pour l’auteur, la suite logique des évènements de Mai 68, et notamment de la révolte des ouvriers contre les conditions répétitives de leur travail aurait du signifier le début d’”un mouvement de pensée sur le travail”. Une occasion ratée.

Dès les années 80, au sein des organisations la priorité est donnée à la gestion, à l’économie, à l’obsession de la rentabilité immédiate au détriment de la valeur travail et du bien-être des salariés. Ce que Christophe Dejours traduit par “les prétentions folles de la gestion”.

Ainsi, le travail par objectif somme chacun d’obtenir des résultats sans décliner les moyens pour y parvenir.
Dans cette logique, l’apparition de l’évolution individuelle des salariés isole et renvoie chacun à sa responsabilité sur la réussite ou l’échec de l’objectif. La coopération et la solidarité au sein des équipes disparaissent et ne sont pas considérées comme des facteurs inhérents à la réussite.
Nier ces éléments constitutifs d’un travail de qualité participe à la dégradation du climat social.

Ces méthodes couplées à la multiplication des tableaux chiffrés, des contrôles, à la primeur du quantitatif sur le qualitatif rend le travail désincarné, vide de sens : “la vie est réductible au mesurable”.

Cette vision rationnelle du travail fait l’impasse sur tout ce qui ne se traduit pas en chiffres.
A partir d’exemples concrets, Christophe Dejours démontre de façon limpide, l’écart flagrant entre le travail “prescrit” et le travail “réel” “effectif”.


Des travailleurs zélés

Cette vision objective du monde du travail est partielle. Elle ne tient pas compte du “zèle” du travailleur. Ce “zèle” constitué par son intelligence, sa connaissance du métier au quotidien sur le terrain, son expérience qui permettent la réalisation du travail.

Ce système développé dans les années 80, orienté résultat et performance, est source de stress pour ceux qui le subissent.
Déni, hyperactivité, clivage entre ce que l’on pense et ce que l’on fait, sont des mécanismes de défense mis en place par les salariés pour le supporter et amoindrir la souffrance.

Ces défenses anesthésient la pensée et permettent au système de continuer à fonctionner. Mais elles ne sont pas opérantes pour tous les travailleurs.
Christophe Dejours note que les suicides sont souvent le fait de personnes lucides, compétentes, non clivées et reconnues par leurs pairs.

Elles n’acceptent pas et ne supportent plus ce décalage entre “travail prescrit” et “travail réel”, entre une communication externe mensongère et la réalité de leur quotidien. “Se donner la mort est parfois un ultime acte de résistance, un message qui ne dit pas la dépression et la défaite mais le refus de collaborer”

Au sein des entreprises où Christophe Dejours est appelé à intervenir avec ses équipes, il refuse la position de l’expert : “Le savoir est votre expérience. Vous seuls pouvez inventer des solutions rationnelles. Mais pour cela, il faut discuter de ces expériences, les formuler, les penser”.

Organiser des lieux d’échange

Les solutions se trouvent dans l’expression de chaque acteur de l’entreprise, depuis la base pour remonter jusqu’à la direction.
Organiser des lieux d’échange où chacun peut s’exprimer est un premier pas vers la construction de nouvelles règles. Ce que l’auteur nomme « activité déontique »

Mettre des mots sur la réalité de son travail éclaire les managers sur les inventions et la débrouillardise nécessaires à la réalisation d’un travail de qualité.
“La première action concrète que je mène dans les entreprises où j’interviens aujourd’hui est de monter des groupes de travail, où les individus mettent en partage ce qui fait la difficulté de leur activité”
“Contrairement à ce que pensent souvent les directions, ceux qui exécutent ne sont pas des sots”
Les managers se font alors “passeurs” pour remonter les informations aux dirigeants.

Cette méthode verticale d’investigation du terrain, du bas vers le haut, rencontre “la perplexité des syndicats”.
Pourtant “lorsque les salariés se mettront à discuter collectivement de leur travail, de leurs difficultés au quotidien et trouveront ensemble des solutions, ils s’apercevront combien leur travail est éloigné des exigences du gestionnaire et lui demanderont des comptes, ils n’obéiront plus. A eux alors de former les cadres à la question du travail.”

Pour Christophe Dejours, ce système tout gestionnaire et destructeur de lien social n’est donc pas une fatalité.

Redonner du sens au travail

Si la réflexion et la confrontation des positions de chacun au sein de l’entreprise aboutissent à la mise en place de règles adoptées par tous, le travail peut retrouver du sens.

Ainsi un PDG qui comprend le travail sur le terrain et peut s’en faire une représentation pourra défendre ses positions avec conviction face à des actionnaires avides du « toujours plus » de résultats.
Il pourra alors leur démontrer l’absurdité d’un système qui prend le risque de détruire les hommes et qui à terme sera perdant.

Remettre au cœur des organisations la coopération, la solidarité, le retour à la convivialité et la transmission des connaissances des plus âgés vers les plus jeunes est un processus long.
Selon Christophe Dejours, cela nécessite la participation de tous ceux qui peuvent contribuer à l’inversion du processus : les intellectuels, les chercheurs, la justice, les syndicats, les réalisateurs de films long ou court métrage, les documentaristes.

“Repenser le travail et changer la vie”, ce travail qui participe de notre santé physique et psychique.

Frédérique Cléach

“Repenser le travail et changer la vie”, Editeur Bayard, prix 19 €

en savoir plus sur Christophe Dejours et ses recherches

http://fr.wikipedia.org/wiki/Christophe_Dejours

Voir aussi la vidéo

« J’ai très mal au travail »

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