Dimanche dernier, 30 mars, je suis rentré en train jusque chez moi, un village du Gâtinais, d’un week-end passé à Moulins, dans l’Allier. Une expédition. J’ai dû prendre trois trains différents : un « intercités » qui m’a conduit de Moulins à Nevers, puis un « omnibus » de Nevers à Montargis et enfin un train de banlieue jusqu’à Nemours-Saint-Pierre où j’ai repris ma voiture que j’avais pris soin de laisser sur le parking de la gare. Près de 4 heures de voyage pour parcourir un peu plus de 200 km, 50km/h. Encore ai-je eu la chance de bénéficier de correspondances à peu près coordonnées. Le plus drôle est que tous les trains que j’ai empruntés passaient par la même ligne, devant ma gare. Mais seul le dernier s’y arrêtait.

Partie d’échecs

C’était jour de deuxième tour des élections municipales. La liste unique de mon village étant passée dès le premier tour, je n’avais plus d’obligation électorale. Mais je me suis obligé, c’est bien le mot, à regarder la soirée du même nom à la télévision. Car moi qui m’intéresse depuis ma jeunesse soixante-huitarde à la politique, j’avais éteint ma télévision au bout de 10 minutes, le soir du premier tour, en me disant que ce n’était plus possible. Plus possible d’écouter ces discours convenus, ces fausses algarades, ces déclarations aussi vides que théâtrales, ces commentaires de journalistes obsédés depuis 40 ans par « la montée du FN » et qui finissent par la désirer pour justifier leur obsession.
Aucune émotion ne passait, me semble-t-il, dans leurs passes d’armes cyniques, aucune sincérité. J’avais l’impression de voir une partie d’échec abstraite jouée par des robots calculant le coup suivant et les contre-attaques en usant de leurs « éléments de langage » comme de pions. J’aime la politique, mais les échecs ne me passionnent pas. J’ai donc bouclé les images de la diseuse de non-aventure et suis allé me plonger dans les rivières du Montana avec Jim Harrison*.

Réseau secondaire

Pour ce deuxième tour, je me suis donc un peu forcé en faisant appel à ma conscience civique. J’ai quand même tenu près de deux heures en ronchonnant devant mon écran. Comme, cette fois-ci, victoires et défaites étaient amplifiées et claires, il était plus difficile aux protagonistes de masquer leurs sentiments. Mais, ce qui attristait les uns, c’était moins le regret de ne pas avoir été à la hauteur de la mission que nous leur avions confiée que l’inquiétude de perdre leur place ; et les autres se réjouissaient surtout de la perspective de retrouver plus vite que prévu celle qu’ils avaient perdue précédemment. Cela sentait les chaises musicales. Et l’on baignait toujours dans une certaine irréalité.
Je repensais à mon trajet sur les lignes secondaires. Tous ces gens qui s’agitaient dans le poste ne voyageaient qu’en TGV, à toute vitesse, de grande métropole en grande métropole, de grande décision en grande décision, sans un œil pour le paysage, s’appuyant sur des théories qu’ils ne comprennent pas et sur des valeurs qu’ils foulent au pied, globalement indifférents au peuple qu’ils gouvernent. Sans doute ai-je moi-même fait partie de cette élite déconnectée.
Pendant ce temps, le peuple roule à petite vitesse, dans des tortillards bondés, somnolents vers un travail qui, la plupart du temps, ne leur apportera guère de satisfaction. On comprend que la malheureuse phrase de NKM sur les « charmes du métro » ait eu un tel effet dévastateur sur sa campagne parisienne.

Sourde souffrance

Mais cette histoire de train n’est pas seulement une image. La France roule réellement à deux vitesses. La déliquescence des réseaux secondaires, plus ou moins abandonnés par la SNCF, qui, dans les faits, n’est plus un service public, est une réalité. Ils sont maintenus sous perfusion par les Régions, ce qui n’empêche pas les gares de fermer les unes après les autres – faute de « rentabilité » -, les quais de se dégrader, les voies de se détériorer, ce qui ralentit encore le trafic. Certaines gares montrent aujourd’hui un paysage d’après-guerre avec des bâtiments effondrés, des rames rouillées et abandonnées, des arrière-quais bourrés de détritus. Bientôt, elles retourneront à la friche. Devant ces ruines, les TGV, dont se rengorgent les responsables politiques, ne passent pas ou passent trop vite. Ces derniers préfèrent investir dans de classieux aéroports plutôt que de réhabiliter la triste gare de Souppes-Château-Landon où transitent pourtant quotidiennement des milliers de personnes.

Alors quand le Premier ministre, aujourd’hui débarqué, sortant de sa torpeur, prétend qu’il a entendu la souffrance des Français, sait-il vraiment de quoi est faite cette souffrance ? Elle provient beaucoup, à mon sens, d’un sentiment de déréliction et de déclassement, d’une lente descente vers la paupérisation. On leur promet depuis des décennies le retour de l’État-Providence, ils ne voient que l’État-Outrecuidance. Alors, ils ont compris, ils se débrouillent entre eux et n’attendent plus rien. Ils vivent au jour le jour leurs difficultés en les émaillant de petits bonheurs. Pourquoi ces oubliés iraient-ils voter pour des gens d’un autre monde qui ne savent même plus que le leur existe et de quoi il est fait ? Ou pourquoi ne pas voter pour le parti qui fera pire que les autres, mais ne l’a pas encore fait ?

Économies saturées

« L’ennemi, c’est le chômage ! », s’emportait l’un sur les plateaux télé de dimanche, « Il faut relancer l’économie pour plus de croissance ! », clamait l’autre, tous indifféremment de droite ou de gauche. Mais malgré leurs incessantes proclamations et cris de victoire, malgré leurs mesures prétendument radicales, je n’ai jamais vu le chômage baisser depuis 1974 (sauf pendant de très courtes périodes, mais pour remonter de plus belle), et jamais la croissance dépasser les 1 ou 2 %, stagnant plutôt sous les 1 % (là aussi sauf rares exceptions). Pas plus que je n’ai vu se combler le déficit et se rembourser la dette.

Ce ne sont pas des idiots. Comment peuvent-ils, osent-il, continuer à se mentir et à nous mentir ainsi. Aucun homme (ou femme) ni parti providentiels n’est capable aujourd’hui d’endiguer le chômage ou de faire repartir la croissance parce que c’est structurellement impossible. Nous allons vers des économies saturées qui ont de moins en moins besoin de main-d’œuvre.
Les gagnants de ces élections, qui disent se préparer à l’alternance, sont ceux qui ont été chassés il y a deux ans parce qu’ils n’avaient pas mieux réussi que ceux qu’ils veulent maintenant remplacer. Pourquoi sont-ils si pressés de revenir au pouvoir, pour quoi faire ? Quelle recette miracle vont-ils appliquer qu’ils n’avaient pas trouvée quand ils y étaient ?

Union sacrée

Je croyais entendre des brigades de pompiers rivales qui se disputaient sur la manière de sauver la maison qui brûle. Les uns proposaient de jeter de l’huile sur le feu pour faire maison rase du passé, les autres d’étouffer les flammes pour maintenir le statu quo et les derniers de tout inonder pour préserver les meubles… Pendant ce temps, l’incendie est en train de s’éteindre tout seul, faute de combustible.

La maison France qui se consume depuis 40 ans est à reconstruire. Et personne n’a la martingale pour rebâtir notre vivre-ensemble dans un paysage européen et mondial qui a totalement changé. Nous ne pourrons y parvenir que tous ensemble. La politique a son rôle dans cette reconstruction ; mais il faut qu’elle abandonne ses vieux discours, ses querelles surannées et ses méthodes d’un autre âge. Chaque parti politique devrait reconnaître son impuissance à régler tout seul le problème, son incapacité à assurer tout seul la transition vers la société nouvelle dont notre époque accouche cahin-caha.

Plutôt que de se déchirer dans de stériles confrontations de Diafoirus, l’ensemble de la classe politique s’honorerait et pourrait regagner notre confiance en décidant l’union sacrée au chevet de notre pays encore solide, mais trop dépressif pour en avoir conscience. En sera-t-elle capable ? Ce que j’entends ces jours-ci me laisse dubitatif.

* Jin Harrisson, Nageur de rivière, Flammarion, 2014.

Lire la chronique précédente

La jeunesse de Florence Malraux et d’Edgar Morin

Au sujet de Bruno Tilliette

Bruno Tilliette est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef des revues Autrement, Management et conjoncture sociale et Dirigeant. Il tient une chronique régulière sur place-publique.fr depuis plusieurs années. Il est également auteur ou coauteur d’une dizaine d’ouvrages portant sur la communication et le management en entreprise, l’éducation et la formation ainsi que sur l’évolution de la société française.

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