Le numérique a bouleversé les rapports entre les luttes citoyennes et les Etats. Les rapports de force entre les peuples et leurs dirigeants ont changé : une dynamique de démocratie directe émerge dans la sphère géopolitique. Malgré les moyens énormes dont les Etats disposent dans le domaine du numérique, malgré leurs stratégies de surveillance ou de contrôle social, d’influence ou de répression, il est difficile de freiner les mouvements de citoyens sur Internet, particulièrement à l’échelle internationale

Les exemples décrits dans cet article sont divers : Altermondialistes, Indignés, Anonymous, WikiLeaks, Printemps arabes, Weibo chinois, etc. Il ne s’agit pas ici de juger des finalités de ces luttes ou de la légitimité des réactions des Etats. Le but est d’observer comment le numérique concourt à la formation d’une opinion publique citoyenne et internationale, face aux nouvelles politiques de contrôle social des Etats démocratiques, ou de répression des Etats policiers.

Ce face-à-face mondialisé entre la contestation des mouvements citoyens et les réactions répressives des Etats accélère un processus d’universalisation des antagonismes. L’univers numérique devient un espace de médiation où la visibilité universelle des conflits remplace l’isolement dans lequel les protagonistes étaient jusqu’ici confinés. Grâce à internet, la géopolitique, qui était le champ d’action réservé des Etats et des entreprises multinationales, s’ouvre à la voix des contestataires, des mouvements citoyens et des peuples.

L’avènement d’Internet et du numérique

A chaque période de l’histoire, les nouveaux médias ont eu un impact direct sur les sociétés. Pour le XXe siècle, nous pouvons citer les exemples : de la diffusion de masse des journaux quotidiens sur l’affaire Dreyfus en France, des discours d’Hitler radiodiffusés en Allemagne, des images télévisées sur la guerre entre les Etats-Unis et le Vietnam, des cassettes enregistrées des sermons de Khomeiny sur la révolution iranienne, etc. En 1996, avec l’ouverture d’Internet au grand public, une nouvelle ère s’annonce.

Avec les journaux, les radios et les télévisions, l’action des médias s’exerce « de haut en bas », pratiquement sans interactivité. Dans le fonctionnement de ces médias, c’est une petite minorité qui influe sur la majorité des citoyens. Cette minorité ne se réduit pas aux journalistes, il faut y ajouter l’influence des politiciens, celle des entreprises, par le biais de leurs annonces publicitaires, et de beaucoup d’autres faiseurs d’opinions de l’oligarchie politique, économique et financière. Citoyens, lecteurs, auditeurs, téléspectateurs, tous se contentent de recevoir plus ou moins passivement les messages. C’est ce qui va changer avec le numérique.

Internet permet une communication ainsi qu’une diffusion tout azimut des informations, aussi bien horizontale que de bas en haut ou de haut en bas. D’autre part, les médias classiques n’ont qu’une portée locale ou nationale, plus rarement internationale. Internet va directement donner aux internautes une amplitude de communication mondiale. Enfin, Internet offre des outils d’organisation dont vont s’emparer de nouveaux mouvements citoyens. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, des individus, des petits groupes ou des organisations non gouvernementales peuvent communiquer et s’organiser à l’échelle planétaire. Les citoyens peuvent interagir à des niveaux qui étaient jusque là réservés aux Etats ou aux entreprises multinationales.

Il est vrai que les médias traditionnels, les entreprises et les Etats utilisent Internet avec des moyens infiniment supérieurs à ceux des citoyens. En effet, la toile et ses carrefours numériques sont devenus le lieu d’une guerre tous azimuts : guerre judiciaire entre Etats démocratiques et mafias, répression politique entre Etats autoritaires et mouvements sociaux, guerre entre les nations pour la suprématie économique ou l’influence politique, concurrence entre les entreprises, guerre économique, etc. Les Etats tentent de contrôler et de limiter les libertés sur Internet et, souvent, ils y parviennent. Internet est simultanément un outil de liberté et de surveillance, de contestation et de répression, d’influence et de désinformation. Les quelques exemples que nous allons donner montrent pourtant que, sur Internet, les Etats ne peuvent tout contrôler et qu’il en résulte une nouvelle dynamique de démocratie directe qui se construit à l’échelle mondiale.

Les luttes citoyennes

Le premier mouvement citoyen présent sur Internet a été celui des altermondialistes. En 1997, un an après l’ouverture d’Internet au grand public, leur première mobilisation virtuelle eut lieu contre le projet AMI, Accord Multilatéral sur l’Investissement. L’AMI visait à créer pour les entreprises des droits mondiaux qui leur permettaient d’investir partout dans le monde en contournant le contrôle des Etats grâce à une règle de non-discrimination des investisseurs étrangers. Les entreprises privées auraient eu les moyens d’investir partout dans le monde en ne tenant compte ni de la volonté des Etats, ni de celle de leurs citoyens. Ce projet aurait consacré la suprématie des entreprises multinationales sur les gouvernements. L’AMI, qui se négociait discrètement sous les auspices de l’OCDE, va être soumis à une intense pression médiatique sur le thème : l’AMI, c’est l’ENNEMI. Internet donne aux altermondialistes deux nouveaux moyens d’agir. Le premier est de mener une intense bataille médiatique de dénonciation sur le Web. Débordés, les médias traditionnels sont obligés de suivre pour ne pas perdre leurs parts de marché. Internet donne également un moyen d’organisation souple et décentralisé à la myriade de groupes altermondialistes, une forme d’organisation impossible à disperser avec un service d’ordre. Soumis à la pression des altermondialistes, l’AMI est finalement enterré par l’OCDE en 1998.

Il en sera de même pour les négociations de l’Organisation Mondiale du Commerce, qui auront lieu l’année suivante. En novembre 1999, la réunion de l’OMC à Seattle est soumise à un battage médiatique mondial, alimenté par une série de manifestations d’opposants qui envahissent à la fois les rues de Seattle et les médias du monde entier. L’opposition des altermondialistes à cette réunion de l’OMC va rassembler les groupes les plus divers : ATTAC, Greenpeace, Amnesty International, Global Citizens, Médecins Sans Frontières, Survival International, l’Observatoire de la mondialisation, des syndicats d’agriculteurs, des groupes plus informels de lutte contre les OGM, contre le réchauffement climatique et bien d’autres encore. La réunion de Seattle joue un rôle de catalyseur en donnant à ces groupes l’occasion de s’organiser à l’échelle mondiale grâce à Internet, et de rassembler toutes ces activistes qui avaient jusqu’ici fonctionné de manière locale et dispersée.

La mise en échec du Millenium Round de l’OMC révèlera : d’abord, que la lutte des altermondialistes a pris une dimension globale ; ensuite, qu’ils ont trouvé leur stratégie, qui consiste à utiliser Internet et les médias pour obtenir une transparence des débats ; enfin, qu’ils exigent une légitimité démocratique des décisions prises par les institutions internationales. Depuis 2001 et le rassemblement de Porto Alegre au Brésil, le « Forum Social Mondial » est venu élargir la coopération des luttes altermondialistes, en organisant des réunions internationales annuelles.

A partir des années 2000, d’autres mouvements vont imiter l’exemple des altermondialistes. Le mouvement des Indignés, les groupes Anonymous ou ceux des hackivistes de WikiLeaks, suscitent, accompagnent et intensifient des luttes aux quatre coins de la planète. Ces mouvements de lutte ont comme caractéristiques communes : de ne pas être organisés ou hiérarchisés en partis politiques, de mener des actions ponctuelles (flash mob) dans de nombreux pays, de se séparer une fois la lutte finie et de réapparaître spontanément dès qu’une autre lutte se présente. Internet est bien sûr au cœur de ces mouvements contre lesquels les Etats démocratiques ont beaucoup de mal à lutter.

Des Printemps arabes à la lutte anti-corruption en Chine

Ces nouvelles formes de contestation vont également se généraliser face à des Etats policiers, avec les Printemps arabes et les actions anti-corruption des internautes chinois. Il faudra pour cela un nouveau saut technologique, celui des smartphones qui, d’abord, démocratisent les coûts des outils numériques ; ensuite, simplifient l’accès à Internet et aux réseaux sociaux avec des outils très simples pour partager les textes, le son et les images sur le web ; enfin, permettent une mobilité accrue des individus et des groupes.

Ce phénomène s’amorce avec les luttes des étudiants iraniens contre Ahmadinejad en 2008. C’est pendant les Printemps arabes de 2011 que toute la panoplie des outils et des réseaux numériques fonctionnera à plein régime. Les smartphones sont utilisés par des centaines de milliers de contestataires, devenus journalistes militants. Tweeter est utilisé pour diffuser, en temps réel, des informations sur les manifestations et la répression. Facebook et YouTube permettent de partager les photos et les vidéos des évènements sur Internet. Des centaines de milliers de blogs accompagnent les évènements de commentaires et d’analyses. WikiLeaks a également joué son rôle en publiant des informations sur la corruption des régimes dictatoriaux, ce qui a contribué à mettre le feu aux poudres. Ce sont des peuples qui s’emparent des armes technologiques qui sont à leur portée. C’est toute une jeunesse qui détourne spontanément les réseaux sociaux ou les sites communautaires pour en faire les supports de ses revendications démocratiques.

Dans ces phénomènes de masse, une solidarité spontanée s’est établie entre l’Orient et l’Occident : d’abord, pour relayer l’information et la diffuser à l’échelle mondiale ; ensuite, pour aider les manifestants à contourner les tentatives de black-out des Etats autoritaires ; enfin, pour que les Etats occidentaux aident les peuples contre les dictatures. Ces cyberguerriers orientaux utilisent empiriquement les nouveaux outils numériques qu’ils détournent pour propager l’information et étendre la portée de leurs luttes. Même si les Printemps arabes se sont éteints dans des automnes islamistes, ces luttes créent une dynamique pour les contestations à venir.

En Chine, face à un Etat policier particulièrement équipé en matière de cyber surveillance et de répression des internautes, les citoyens parviennent tout de même à faire entendre leur dénonciation des oligarques corrompus. Le débat politique étant censuré, les internautes chinois agissent de manière indirecte pour dénoncer les effets visibles de la corruption sur Weibo, le Twitter chinois. Tel homme politique est dénoncé à partir d’une photo où il porte une montre coûtant plusieurs milliers d’euros, tel autre voit des photos de ses résidences de luxe se multiplier sur le Net, etc. Des centaines de milliers de messages d’internautes, parfois même des millions, provoquent des scandales de grande ampleur. Et le parti communiste chinois se voit contraint, sous la pression citoyenne, de lutter contre la corruption et de sanctionner ses propres cadres.

Ainsi, les outils numériques permettent aux citoyens des pays en voie de développement de rejoindre les Occidentaux dans des luttes qui ont maintenant une dimension géopolitique globale.

Big Brother et le panoptique inversé

Partout dans le monde, les services de sécurité ont pris la mesure de l’utilisation des technologies numériques par les mouvements contestataires. Les Etats tentent de faire face à la contestation en censurant les gêneurs, en instaurant le black-out en situation de crise, en coupant les connexions des fournisseurs d’accès. Les Etats, qu’ils soient démocratiques ou autoritaires, mettent en œuvre tous les moyens possibles pour contrôler Internet. A défaut de maîtriser le processus de mondialisation numérique, ils tentent d’en contrôler les effets. Mais la répression ne peut bloquer Internet ou maintenir un black-out trop longtemps. Pourquoi ? Il y a plusieurs raisons à cela, nous donnons les trois principales. La première est l’incroyable dimension des mouvements de masse. La deuxième, est que la puissance informatique des plus grands Etats du monde, à commencer par celle des Etats-Unis, peut être mise en échec par des individus isolés, comme l’ont montré les affaires WikiLeaks, Bradley Manning et Edward Snowden. La troisième, peut-être la plus importante, est que l’intérêt économique des entreprises et de la finance est en jeu : limiter l’accès à Internet revient à tuer la poule aux œufs d’or.

La première raison qui rend Internet incontrôlable repose sur l’effet des grands nombres. Comment surveiller des milliards d’individus échangeant des dizaines de milliards d’emails quotidiens ? Des systèmes de surveillance automatisés peuvent organiser une surveillance automatique grâce à des combinaisons de mots clefs contenus dans des millions d’emails. Ces systèmes fonctionnent lorsqu’il s’agit de suivre l’activité de quelques dizaines de milliers de hackers, de mafieux ou de terroristes dont on peut remonter les filières. Mais que se passe-t-il quand il s’agit de contrôler des dizaines de milliards d’emails de citoyens agissant légalement, dans le cadre de luttes démocratiques, sans organisation centralisée ? Les contrôleurs, même assistés de logiciels automatisés, sont noyés dans la masse. Les coûts technologiques et humains nécessaires sont tout simplement démesurés et ne sauraient assurer un contrôle efficace à l’échelle mondiale. De plus, dans les pays démocratiques, il y a aussi un obstacle juridique : la NSA, qui surveillait illégalement les emails d’internautes américains, vient d’être rappelée à l’ordre par la justice des Etats-Unis pour avoir agi sans mandat.

La deuxième raison qui montre que les Etats peuvent difficilement contrôler Internet est leur incapacité à protéger leurs propres systèmes d’information, comme le montrent les affaires WikiLeaks, Bradley Manning et Edward Snowden. WikiLeaks a montré que des centaines de milliers de documents confidentiels des Etats ou des grandes entreprises peuvent être diffusés par un seul petit groupe d’activistes. Des individus isolés peuvent faire encore mieux : Bradley Manning diffuse à lui seul 700 000 documents confidentiels, militaires et diplomatiques, sur les interventions en Irak et en Afghanistan menées par le gouvernement américain. Edward Snowden, l’ex-consultant du renseignement américain réfugié en Russie, communique également des dizaines de milliers de documents concernant la surveillance électronique que les Etats-Unis et l’Angleterre exercent sur leurs propres alliés. Les systèmes de surveillance les plus perfectionnés du monde sont à la merci de simples individus.

La troisième raison, certainement la plus déterminante, est économique. La logique politique du contrôle d’Internet se heurte à une dynamique plus puissante qu’elle : celle de l’économie, de la croissance mondiale et des profits des entreprises et de l’oligarchie financière toute puissante. Le contrôle d’Internet est en contradiction avec la logique libérale qui veut que le consommateur ait toute liberté pour naviguer sur la toile. Toutes les tentatives de contrôle ou de limitation des accès au Web restreignent potentiellement les profits des sites marchands et leurs recettes publicitaires. Si l’accès au Net était restreint, les profits des marchés financiers et des entreprises diminueraient, tout comme les recettes fiscales des Etats. Cela aboutirait à se couper d’un marché numérique porteur de profits à rendements croissants. Il en va de la doctrine libérale : sur tout marché, il faut laisser libre champ à l’initiative individuelle pour créer de la richesse. Ainsi les marchés financiers et les entreprises seraient les premiers adversaires d’un retour en arrière, au nom d’un contrôle sécuritaire. Couper ou limiter l’accès à Internet reviendrait à faire régresser l’économie mondiale.

Au XIXe siècle, Jeremy Bentham, philosophe et juriste, créateur de l’utilitarisme anglais, invente le panoptique. C’est un modèle idéal de prison, et par extension, un symbole du pouvoir que l’Etat exerce sur le citoyen (Michel Foucault, 1975). Le panoptique est un bâtiment carcéral circulaire, doté d’une tour centrale d’observation. Les cellules des prisonniers se trouvent sur la circonférence du cercle, équidistantes de la tour centrale de surveillance. Le principe est que l’intérieur de chaque cellule de prisonnier est visible de la tour centrale, alors que les gardiens de la tour centrale sont invisibles. Les prisonniers ne peuvent donc savoir à quel moment ils sont surveillés et doivent considérer qu’ils sont épiés en permanence. Ce qui réduit le travail des gardiens et permet un contrôle permanent de toute tentative de révolte. De nombreuses prisons bien réelles ont été conçues à partir de ce principe, un peu partout dans le monde. Michel Foucault y voit une technique de surveillance disciplinaire applicable à tous les lieux publics. Selon Gilles Deleuze, le Panoptique permet d’imposer des comportements répressifs à toutes les communautés humaines.

Appliqué à la mondialisation et à Internet, le principe du panoptique devient réversible : sept milliards de cellules peuvent surveiller la tour centrale. Les gardiens sont devenus visibles par tous grâce à la puissance interactive du numérique. Résultat, la surveillance est réciproque, avec ceci de plus que les prisonniers sont infiniment plus nombreux que les gardiens. C’est dans ce panoptique inversé que réside aujourd’hui la dynamique des mouvements citoyens.

Influer sur le cours de l’histoire

Ainsi, l’accès des mouvements protestataires à Internet et à ses outils numériques peut difficilement être remis en cause. Les mouvements citoyens continueront d’y prospérer à l’échelle internationale. Les luttes entre Etats et protestataires n’ont rien de nouveau mais, pour la première fois dans l’histoire, les mouvements citoyens peuvent se coordonner à l’échelle mondiale et agir en temps réel. La géopolitique des rapports de force se transforme grâce à cette forme inédite de démocratie directe. Cela ne suffit pas à changer le monde, mais cela confirme l’avènement d’une opinion publique mondiale et citoyenne qui influe déjà depuis plus de vingt ans sur le cours de l’histoire.

* Cet article publié dans Place-Publique est paru sur le Blog http://www.nadoulek.net/L-impact-geopolitique-du-numerique.html avec l’autorisation de l’auteur

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

Catégorie(s)

Le Magazine, Médias et démocratie

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