L’année politique 2014 est d’une importance majeure pour l’avenir de l’Union européenne. Le Parlement européen et la Commission européenne vont être renouvelés. Si l’on ne leur donne pas un mandat, s’ils ne prennent pas des engagements sérieux, notre Europe partira à la dérive. Or les élections de mai sont à haut risque. Il est impossible d’ignorer la force de l’euroscepticisme, les dangers des replis nationaux et les votes extrémistes. Il faut les vaincre et ce n’est possible que par une campagne de grande envergure, délibérément pro- européenne et sans naïveté. Les citoyens prennent conscience des interdépendances et la grande majorité souhaite garder l’euro, mais cela ne suffit pas pour défendre et consolider l’Union. Il faut faire appel à leur responsabilité, gagner leur adhésion à des réformes et les tourner vers le long terme avec une perspective de progrès concrète et attractive.

Il n’y a pas de fatalité à un sinistre électoral. Mais ces élections n’ont pas été préparées par les dirigeants politiques nationaux et la campagne officielle s’annonce très brève, alors qu’il faut du temps et de la persévérance pour éclairer les consciences. Aussi nous relevons le défi. Nous voulons articuler la redéfinition du contrat social national à la formation d’un nouveau contrat communautaire. Ce sera un contrat de reconstruction, qui appelle des efforts collectifs et interactifs majeurs. La société civile peut beaucoup, elle ne doit pas se débarrasser de la responsabilité des choix collectifs sur les seuls dirigeants politiques. Levez-vous, prenez la parole, impliquez-vous : tel est le sens de notre appel, qui est adressé aux élus et futurs élus, aux acteurs économiques, sociaux, associatifs et aux citoyens.

Un cap et un contrat

La Communauté européenne est une construction originale, unique au monde. C’est un héritage dont nous pouvons être fiers et qu’il ne faut pas gâcher. Mais cette construction est inachevée, et dans le contexte des grandes mutations mondiales, technologiques et anthropologiques d’aujourd’hui, l’œuvre de paix et de prospérité dont les Européens ont tant bénéficié est à repenser. Il faut fédérer des peuples pour renouveler notre maison jusque dans ses fondations. Les compromis historiques d’après-guerre et de Maastricht comportent des vices de construction. L’Europe s’est construite pour les citoyens mais, pour l’essentiel, sans leur participation.

Les Etats ont gardé le pouvoir et la Commission a dérivé vers une administration. Faute de partager des souverainetés et des solidarités actives entre Etats et nations, et malgré les efforts récents le grand marché n’est pas encore le socle des politiques communes dont nous avons besoin. La gouvernance par la réglementation n’a pas tenu compte de la diversité des pays membres, ni des impacts de la politique des Etats les plus forts sur les autres. On n’a bâti ni un leadership politique ni une puissance publique commune en mesure de bien placer l’Europe dans le monde. Il faut donc changer, beaucoup en prennent conscience. C’est urgent et les élections sont une opportunité.

Beaucoup de choses ont été accomplies depuis l’éclatement de la crise en 2008. Nous devons informer les citoyens et ne pas laisser tout dénigrer. La zone euro est passée au bord du précipice, mais elle n’a pas explosé, et un regain de confiance en son avenir se fait jour. Mais nous ne sommes pas sortis de la crise. La fragmentation du grand marché et la divergence des situations des pays membres se sont accentuées, l’endettement a encore augmenté et l’investissement reste nettement en-deçà du niveau de 2007. Le débat entre les partisans de l’austérité et ceux de la croissance doit donc être dépassé : pour une reprise durable de la croissance nous devons poursuivre l’assainissement de nos finances, relever notre compétitivité et en même temps lancer massivement des investissements de long terme sociaux, écologiques et productifs.

Notre potentiel de croissance s’est affaibli depuis longtemps et nous devons en changer le modèle. Pour accueillir les jeunes en société, il faut renouveler de fond en comble nos systèmes éducatifs, les tourner vers l’Europe, le monde, et l’entreprise. Pour décarboner notre économie, la numériser, répondre aux nouveaux besoins des sociétés, un nouvel impératif industriel est à promouvoir. Il faut en même temps entreprendre le renouvellement des biens publics, moderniser l’administration, réformer l’Etat, surtout dans les pays les plus centralisés, afin de libérer les potentiels de la société civile et de retrouver une efficacité au service du bien commun. Des réformes de structures sans précédent depuis l’après-guerre sont donc indispensables au sein de chaque nation. Elles seules peuvent rendre crédibles les réformes de l’Union, qui de façon complémentaire doit devenir un véritable espace d’impulsion et de solidarité.

La marche de l’Union peut ainsi reprendre en nous donnant un cap, avec deux objectifs indissociables : un nouveau plein emploi des capacités humaines, tourné délibérément vers l’innovation ; une Europe unie et puissante, en capacité d’affronter les mutations du monde contemporain dans une perspective pacifique et de développement mutuel. Pour que les citoyens et les acteurs de nos sociétés soient saisis des choix à effectuer et s’impliquent, nous proposons un contrat de reconstruction des fondements et du fonctionnement de l’Union, avec un partage des compétences et des responsabilités plus clair. Ce contrat sera conçu pour une Europe différenciée mais aussi mieux fédérée. Tout ne se fera pas en cinq ans et il faut rapprocher les peuples. Pour commencer, nous voulons que nos dirigeants soient élus et désignés en 2014 sur la base d’un mandat clair. Au cours du chemin, des réformes des Traités seront nécessaires, il faut aussi nous y préparer.

Consolider l’Union dans ses deux cercles

L’Union est de fait composée de deux cercles, celui des pays membres de l’eurozone et de ceux qui veulent et peuvent y entrer, et le cercle des pays qui sont ou seront membres à part entière de l’Union mais resteront en dehors de l’eurozone. Les institutions de ces deux cercles ne peuvent rester en l’état au risque d’une désagrégation.

L’eurozone doit se doter de nouvelles dimensions fédérales à échéance rapprochée : elle doit accélérer la formation de son Union bancaire pour briser sa fragmentation actuelle et retrouver une dynamique d’intégration. Elle doit mutualiser des ressources publiques pour pouvoir conjuguer solidarité et investissement, ce qui nécessitera une capacité budgétaire. Elle doit se doter d’une forme de gouvernement à même de promouvoir une politique macroéconomique commune. Le fonctionnement d’une zone monétaire avec de tels écarts de compétitivité appelle des investissements pour des solidarités productives afin de combattre la fragmentation et la division, plutôt que des règles disciplinaires uniformes. Un dialogue franco-allemand amical, fraternel, mais cartes sur table, sans masquer les contradictions, est nécessaire ; il doit associer tous les autres pays intéressés.

Par ailleurs, l’Union à 28 doit être relégitimée en termes de vie démocratique, de leadership et d’efficacité. Elle devra lancer une nouvelle étape de rénovation du grand marché. Pour promouvoir la circulation des travailleurs dans l’espace communautaire, une sécurisation des parcours est nécessaire ; l’harmonisation fiscale est indispensable pour bâtir un système financier intégré juste et efficace. La politique de concurrence doit être mise au service des objectifs d’innovation, de développement industriel et d’exportation à l’échelle du continent. Et à l’évidence l’Union dans son ensemble doit se doter de politiques communes extérieure, de défense et d’immigration, afin d’exister comme puissance de paix et de coopération dans le monde actuel ; à cet effet, elle doit mutualiser des dépenses et restaurer son budget avec des ressources propres. Elle doit aussi se préparer à de nouveaux élargissements et repenser toutes ses politiques de voisinage et de partenariat.

Une incertitude majeure pèse sur la composition de l’Union puisque le Royaume-Uni envisage de se prononcer sur son appartenance par référendum d’ici 2017. Si les Britanniques décident de sortir, c’est toute l’Europe qui en serait affaiblie. Quel signal nous donnerions dans le monde alors qu’au contraire une Europe unie et élargie est souhaitable !

Nous devons nous prononcer clairement pour une Union susceptible de consolider ses deux cercles en renforçant son unité et son dynamisme.

Les Britanniques veulent une renégociation et avancent leurs objectifs. Ils ne sont pas à prendre ou à laisser. Un dialogue public visant à un nouveau compromis historique doit s’engager.

Trois moteurs pour une nouvelle stratégie de croissance

L’adhésion des citoyens et l’engagement des acteurs sont possibles si le mandat que nous allons donner à nos élus inclut une redéfinition de la stratégie de l’Union, de ses outils et de sa gouvernance. Elle devra respecter les choix de différenciation précités, respecter aussi la diversité des situations historiques et des préférences collectives de tous ses membres. Sa doctrine de coordination devra donc être modifiée et des investissements d’intérêt commun devront être promus. Trois moteurs communs seront au cœur d’une stratégie révisée : un contrat social, une puissance de compétitivité et d’innovation industrielle, une transformation du système financier pour l’investissement dans l’économie réelle. La gouvernance stratégique passera des paroles aux actes et se bâtira dans les deux cercles de l’Union avec des passerelles et des coopérations renforcées, ouverte à des partenariats extérieurs.

Le contrat social ne sera pas conçu pour une Union-providence mais pour l’engagement vers un nouveau plein emploi, avec en priorité absolue la formation et l’insertion des jeunes dans l’emploi, en développant leur capacité d’innover et d’entreprendre. Le primat du développement économique, l’investissement social et la lutte contre l’exclusion seront articulés. Nous faisons appel aux acteurs pour revivifier le dialogue social et les relations industrielles, former les compétences, anticiper les restructurations ; appel aux dirigeants politiques pour créer un marché européen du travail sur lequel des mobilités positives de formation et d’emploi seront multipliées. L’ambition est celle d’une Communauté de l’éducation, du travail et de l’entreprise.

Le renouveau industriel exige une Europe unie : il faut relancer le processus d’intégration et créer la synergie de toutes ses parties en faisant appel à la coopération. Ne pas voir que toutes les puissances du monde ont une stratégie industrielle et d’innovation, sauf l’Union européenne, et opposer les services à l’industrie, c’est la voie de paupérisation. Notre modèle sera différent : il sera fondé sur la mobilisation et l’innovation des entreprises, des acteurs professionnels et publics dans tous les secteurs et dans toutes les régions pour la décarbonation de l’économie, la révolution numérique, le renouveau des biens publics, le meilleur positionnement de l’Europe dans les chaînes de création et de production internationalisées, les investissements et partenariats de proximité à l’extérieur. Cela permettra de créer ici plus de valeur ajoutée disponible. Les institutions communautaires doivent créer un cadre pour la synergie : transformer le grand marché en camp de base pour nos entreprises dans la mondialisation, définir des intérêts stratégiques communs, favoriser le développement des éco-systèmes décentralisés et des réseaux transversaux, investir dans les pays membres en difficulté plutôt que se contenter de prêts et d’une assistance précaire. Deux tests cruciaux et urgents, au cœur du mandat à donner en 2014, seront la révision de la politique énergétique et climatique, qui a failli, et de la politique du numérique, qui ne saurait reposer sur la seule concurrence.

Ainsi les investissements à long terme pourront donner sens à l’Union, et les projets seront portés par les entreprises, les collectivités publiques, l’économie sociale et solidaire. Mais la capacité d’élaborer les projets et leur valorisation économique et financière ne vont pas de soi. La myopie prévaut sur les marchés et aussi du côté public. L’évaluation des avantages et des risques, la réforme de la comptabilité pour une finance de long terme sont de gros enjeux. La régulation prudentielle du système financier européen ne suffit pas, il faut le transformer afin que les ressources aillent à l’investissement en mutualisant les risques. Un dialogue fondamental doit s’instaurer entre les industriels, les financiers et les institutions publiques. Les fonctions des banques et des investisseurs institutionnels et les nouvelles formes d’intermédiation de marché devront être proprement définies et régulées ; la coopération entre les banques publiques d’investissement, la Banque centrale et les institutions communautaires sera organisée et fondée sur une capacité de prospective et de stratégie. Les fonds européens seront réorientés vers les réformes structurelles et l’investissement.

Un leadership, une gouvernance efficace et une vie démocratique

Nos sociétés doivent s’engager, il ne suffira plus de déléguer. Encore faut-il bien choisir nos élus et nos dirigeants politiques européens, c’est une responsabilité individuelle et collective. Nous voulons des élus européens dévoués et compétents, avec des responsabilités publiques claires et qui sortent de l’anonymat. Nous voulons un président de la Commission incarnant une autorité politique, puis des commissaires qui ne soient pas les produits de tractations obscures entre les chefs d’Etat mais qui soient issus d’une campagne électorale transeuropéenne basée sur des programmes élaborés avec les citoyens et les acteurs, avec des priorités claires et conduisant au choix d’un mandat explicite. Nous proposons que la Commission soit réformée et resserrée, avec une direction politique responsable et une collégialité de travail afin de sortir de la segmentation nuisible en silos. Nous voulons un ministre de l’économie et des finances qui soit membre à la fois de la Commission et du Conseil des membres de l’eurozone, avec des moyens d’action effectifs. Les fonctions immigration, sécurité, défense, action extérieure devront être revalorisées. Et nous exigeons des élus nationaux et européens une véritable coopération interparlementaire.

Nous devons construire un espace public européen de délibération et de participation démocratiques permanent. La première responsabilité est au niveau des dirigeants des Etats-membres, qui doivent cesser de faire écran et de chercher des alibis. Ils devront aider les citoyens à s’exprimer et agir, les saisir à l’avance des options à prendre, et ils devront rendre compte de leurs actes de façon systématique. La responsabilité en incombe aussi aux institutions communautaires, qui doivent cesser de privilégier la voie administrative et réglementaire et renouer avec le dialogue social, économique et civique direct avec les Européens.

La rénovation de la démocratie représentative nationale est à l’ordre du jour pour devenir plus positive et participative, mais ce ne sera possible que si se crée au niveau européen une démocratie plurinationale dynamique. Toute tentation du bouc émissaire doit être combattue, et nous devons créer une identité européenne consciente et active. Ceci appelle une éthique de la responsabilité d’autrui et une renaissance culturelle, donc un devoir d’éducation, la création des conditions nécessaires pour que les gens fassent l’expérience de l’altérité, en multipliant les échanges de vie, de formation et de travail et des activités culturelles à l’échelle du continent et au-delà.

Suivant une méthode originale et unique, ce projet de contrat a été conçu par des dirigeants d’entreprises, des syndicalistes, des acteurs associatifs, des élus et des citoyens formant réseau en Europe. Il est le fruit de multiples études, consultations et initiatives engagées à l’initiative de Confrontations Europe dans divers milieux professionnels et de nombreux pays. Ensemble, nous sommes tout autant porteurs de l’intérêt général que nos élus, et nous voulons contribuer à le définir et le réaliser avec eux.

Rien n’est joué d’avance, l’avenir de l’Europe est incertain. La xénophobie et les violences peuvent prendre le pas sur la conscience. Un effondrement n’est pas exclu, car des tendances lourdes issues des erreurs et des manquements du passé peuvent y conduire. Mais une refondation et une renaissance porteuses d’une nouvelle espérance sont à notre portée. Cela se joue maintenant.

Le 4 février 2014

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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