En juillet et août 2013, Annette Preyer, journaliste indépendante, a passé six semaines en Grèce à la recherche d’initiatives constructives de sortie de crise, portées par des individus ou des groupes. Une expérience formidable de dizaines de rencontres avec des personnes engagées, passionnées, courageuses, réfléchies, solidaires. Une riche moisson d’idées et d’actions qui pourraient, qui sait, inspirer les uns ou les autres en France ou ailleurs.

En Grèce, personne ne croit que la situation puisse s’améliorer ni cette année, ni en 2014. Le taux de chômage atteint presque 28 %, soit 1,4 million de personnes sans emploi. Parmi les 15-24 ans, non compris les étudiants et les conscrits, 6 sur 10 n’ont pas de travail. 30 % de la population sont pauvres voire socialement exclus.

L’Etat les abandonne à leur sort. Seul recours : la solidarité au sens large. Elle prend le relais : voisinage, paroisses, initiatives citoyennes, ONG, salariés et bénévoles déploient des trésors d’imagination et d’énergie – avec beaucoup de bonne humeur et gentillesse en prime. Rencontres chez Praksis, au dispensaire solidaire de Thessalonique et chez Desmos.

« Quand un homme a faim, mieux vaut lui apprendre à pêcher que de lui donner un poisson » conseille Confucius.

Chez Praksis on estime qu’il est souvent nécessaire de commencer par donner un poisson avant de pouvoir enseigner la pêche.
Praksis est une ONG grecque qui, en 2004, a repris les activités développées en Grèce par Médecins sans Frontières depuis 1996. L’action de Praksis, en effet, se déploie dans la durée alors que MSF se consacre prioritairement aux situations d’urgence. Avec 160 salariés et 580 bénévoles, Praksis gère notamment 2 dispensaires à Athènes et à Thessalonique, ainsi que 3 centres d’accueil de jour.

Le siège de Praksis se trouve au cœur d’Athènes, près de la place Omonia où il n’est pas recommandé de se promener seul la nuit. Il occupe un étage d’un bâtiment jadis cossu, aujourd’hui « décoré » avec des bouts de ficelles et des couleurs chaleureuses. Mariangela Psyrraki et Katerina T. me reçoivent. Mariangela est travailleur social chez Praksis depuis une bonne année. Avec ses piercings, ses cheveux rouge flamme et sa coupe asymétrique elle pourrait passer pour une jeune Londonienne branchée. C’est précisément à Londres qu’elle a terminé ses études il y a trois ans. Mariangela est l’interlocutrice privilégiée de Katerina, bénéficiaire du programme Sin sto Plin jusqu’en mai.


Garder un chez soi

Sin sto Plin (plus dans le moins) a été lancé en mars 2012 pour des familles avec enfants mineurs qui risquent d’être expulsées de leur appartement faute de pouvoir payer leur loyer ou les mensualités de leur emprunt. Cette menace, Katerina, divorcée et mère de jumelles adolescentes, l’a vécue à la rentrée 2012. Sans travail depuis un an, ses indemnités de chômage épuisées et bientôt sans couverture maladie, elle était au plus mal. Son ex-mari ne voulait pas l’aider, ses parents, retraités avec une pension réduite brutalement, ne le pouvaient pas. Certes, sa sœur, de temps à autre, lui faisait quelques courses au supermarché. Difficile à accepter pour une femme qui se veut forte et indépendante. Katerina fait alors appel aux services sociaux de la mairie de son quartier d’Athènes. Nouvelle épreuve pour sa dignité. A la mairie on ne lui donne rien – sauf le numéro de téléphone de Praksis. Aux abois, elle trouve le courage d’appeler. Après un autre mois d’angoisse encore – il faut arriver à payer l’électricité pour éviter la coupure, offrir un repas correct à ses filles – et elle intègre le programme Sin sto Plin en novembre 2012.

Changement à vue : pendant trois mois, renouvelables une fois, les besoins matériels de la famille sont pris en charge, loyer, électricité, eau, téléphone fixe, et elle reçoit des bons d’achats pour la vie quotidienne. Le poisson du proverbe chinois. « Comment voulez-vous qu’une mère qui angoisse de voir ses enfants à la rue puisse analyser sa situation et chercher du travail, demande Mariangela. Ce stress paralyse, ferme, isole. Notre aide financière donne de l’air, rend les parents à nouveau réceptifs pour des conseils et des idées nouvelles. »

En contrepartie de son soutien matériel, Praksis demande en engagement aux parents : venir aux rendez-vous, donner honnêtement toute l’information, faire ce dont ils conviennent avec leur conseiller, surtout dans la recherche d’un travail. L’apprentissage de la pêche comme le préconise Confucius.

A la sortie du programme la situation de Katerina et ses jumelles est stabilisée. Si Katerina est toujours sans contrat de travail, elle gagne le minimum nécessaire en faisant des ménages. Et il a suffit que l’avocat de Praksis s’empare du dossier pour que l’ex-mari laisse à son ancienne femme et à ses filles un appartement dont il est propriétaire.

La conversation se déroule en anglais. Katerina est loin de tout comprendre. Mariangela traduit en partie. Mais cela ne perturbe aucunement Katerina. On sent une vraie relation de confiance entre les deux femmes. « Chez Praksis, je n’ai senti aucune pitié, résume Katerina, nous sommes entre ami-e-s. »
A un instant T, 520 familles peuvent être prises en charge par Sin sto Plin, 400 à Athènes, 125 à Thessalonique. Au cours de la première année du programme, près de 400 familles ont fait le parcours complet. A l’entrée, 86 % des parents étaient endettés et 100 % étaient au chômage. A la sortie, seuls 18 % avaient encore des dettes et 25 % seulement n’avaient pas encore trouvé de travail. Mais 3000 familles sont sur liste d’attente !

Sin sto Plin est financé par la fondation Stavros Niarchos plus connue pour ses investissements dans la culture. Elle construit à Athènes un nouvel opéra et une bibliothèque, conçus par Renzo Piano. Face à la gravité de la crise, la fondation a débloqué 100 millions d’euros sur trois ans pour des projets sociaux comme Sin sto Plin.

Soigner gratuitement

L’activité de base de Praksis depuis ses origines s’adressait surtout aux demandeurs d’asile et aux sans papiers pour qui la Grèce est la porte d’entrée dans l’Union européenne. La crise est venue changer sa clientèle. Sin sto Plin bénéficie essentiellement à des familles grecques et de plus en plus de Grecs viennent se faire soigner dans les dispensaires de Praksis. La santé ou plutôt l’absence de couverture maladie pour les chômeurs de plus d’un an est un problème dramatique. Outre les dispensaires de Praksis ou de Médecins du Monde, des structures d’accueil pour les malades se sont ouvertes un peu partout en Grèce, à l’initiative des communes, des églises, de réseaux citoyens, et de certains médecins.

Visite au dispensaire social et solidaire de Thessalonique.

Thessalonique_dispensaire_social_1-150-3.jpg Il est installé dans une rue sans charme du centre ville. L’appartement est prêté par un syndicat… qui s’est engagé à ne pas s’en prévaloir car le dispensaire tient par dessus tout à son indépendance vis-à-vis de tout instance ou pouvoir politique. Une vingtaine de chaises dans la salle d’attente, baignée de lumière bien que les rideaux roses, bleus et violets soient fermés. Deux cabinets de consultation où officient à tour de rôle quelque 120 médecins de toutes spécialités. Une salle équipée pour que deux dentistes puissent y travailler en parallèle : ils sont 50 à s’y relayer.

Eva Babalona travaille ici bénévolement depuis le lancement du dispensaire en novembre 2011. Après son doctorat, ingénieur chimiste, elle n’a pas trouvé de poste. Heureusement que son compagnon, médecin, l’un des fondateurs et un pilier du dispensaire, a lui une activité rémunérée ! Eva appartient à l’équipe d’accueil et de secrétariat du dispensaire. « Notre mission est la plus délicate, affirme la jeune femme au sourire rayonnant. La blouse blanche intimide la plupart des malades. Chez nous ils se racontent, pleurent. » Les médecins consultent gratuitement une ou deux demi-journées par mois au dispensaire et 150 autres médecins libéraux amis acceptent gratuitement jusqu’à cinq patients démunis par mois dans leur cabinet. Malgré cet impressionnant dispositif, quand le plan du mois est établi, les rendez-vous s’arrachent en 24 heures. « La queue va du premier étage jusqu’à la rue, » soupire Eva.

Les 200 bénévoles du dispensaire ont choisi de ne pas se donner de statut juridique officiel. « C’est l’Etat qui doit prendre en charge les soins aux malades, affirme avec force Alexis Benos, professeur de santé publique à l’université de Thessalonique, lui aussi aux côtés du dispensaire depuis ses débuts. Nous avons vocation à disparaître ! » Pour l’instant, la tendance est inverse. Les demandes non satisfaites se multiplient et de plus en plus de médecins se mobilisent. Un deuxième dispensaire pourrait donc être ouvert à Thessalonique. Et une association des amis du dispensaire a été créée. Elle permet de collecter des dons, indispensables pour acheter des vaccins, les consommables pour les soins dentaires ou certains médicaments rares. Les autres médicaments arrivent d’un peu partout, en provenance des pharmacies familiales et des restes de traitements prescrits. En telles quantités, qu’une pièce supplémentaire a dû être trouvée pour les stocker.

Pour les bénévoles, l’organisation du dispensaire est aussi une expérience de démocratie directe. Les décisions majeures sont prises en assemblée générale. Les différentes spécialités médicales s’organisent elles-mêmes. Par moment, la hiérarchie sociale du dehors chassée par la porte revient par la fenêtre. Ainsi quelques médecins, dentistes en particulier, se mettent à donner des ordres aux autres bénévoles. Puis acceptent de changer d’attitude.

Les 25 bénévoles de l’accueil délèguent la coordination à un comité de trois personnes. Tous les mois, l’une d’elle quitte la fonction pour laisser la place à une autre. Ainsi la transmission des informations et du savoir-faire, gage d’efficacité, est assurée et en même temps aucun pouvoir, basé sur un savoir spécialisé, ne peut s’installer.

Qu’est-ce qui distingue le dispensaire de Thessalonique d’autres consultations gratuites ? « Nous ne demandons jamais à un malade de prouver qu’il a besoin de nos services », insiste Eva. « Chez nous, les relations sont d’égal à égal, ajoute Alexis, ce sont des relations de solidarité alors que la charité crée une asymétrie entre « le généreux » qui donne et « le pauvre nécessiteux » qui reçoit. » Un climat amical comme Katerina l’a vécu chez Praksis.

Optimiser le processus de don

La solidarité n’exclut par pour autant le don. La pharmacie du dispensaire de Thessalonique se remplit bien grâce aux dons. En Grèce la collecte de vêtements, meubles, jouets, appareils électriques est peu organisée. A Athènes on ne connaît pas ces affichettes dans les immeubles qui invitent régulièrement les Parisiens à déposer des vêtements tel jour au bénéfice de telle association. Un moyen simple de faire un don. Pourtant les Athéniens ont eux aussi des biens dont ils ne se servent plus et ils préféreraient sûrement les donner pour une bonne cause plutôt que de les jeter. Encore faut-il les aider à le faire. C’est l’idée qui a présidé à la création de Desmos (grec pour « lien »).

Desmos a cinq « marraines », cinq jeunes femmes trentenaires si jolies et si entreprenantes qu’elles ont déjà eu leur photo dans l’édition grecque de Vogue… Elles ont toutes vécu à l’étranger, Espagne, France, Royaume-Uni, Etats-Unis, pour leurs études ou leur début de carrière et elles sont revenues à Athènes entre 2004 et 2009. « Un soir, fin 2011, nous étions ensemble, cinq amies d’enfance, raconte Ekavi Valleras, la seule des cinq à travailler aujourd’hui pour Desmos. Nous nous sommes dit : premièrement, dans cette crise, nous devons absolument faire quelque chose ; deuxièmement, nous avons chacune un entourage qui ne demande qu’à être sollicité ; trois, nous sommes rapides, souples, tendues vers des résultats concrets et nous partageons une même façon de travailler et une même éthique de travail ; quatre, le processus du don, vital dans la crise, est compliqué en Grèce. Nous pouvons y changer quelque chose ! »

Les cinq se sont inspirées de modèles réussis : City Harvest à NewYork qui collecte des surplus de repas pour les redistribuer et In Kind Direct, une des œuvre du prince Charles d’Angleterre, intermédiaire entre donateurs et bénéficiaires pour toutes sortes de produits dans le monde entier.

En janvier 2012, Ekavi démarre les opérations, hébergée dans un minuscule bureau prêté par l’assureur International Life, l’un de leurs premiers sponsors trouvé grâce à leurs relations familiales et professionnelles. Aujourd’hui ils sont trois salariés dans un bureau légèrement plus grand, toujours chez le même assureur, à Marousi, au nord d’Athènes. Desmos dispose aussi depuis peu d’un entrepôt, loué par la fondation Stavros Niarchos (encore elle), et pour transporter les dons, une camionnette a été financée par la fondation autrichienne Katharina Turnauer.

Au bureau de Thessalonique, le premier salarié vient d’être recruté pour soulager les neuf bénévoles permanents, qui souhaitent récupérer un peu de temps pour eux-mêmes. L’activité de Thessalonique a été initiée par Kyriakos (Dominique) Kyriakopoulos, cousin très proche d’Alexia Katsaounis, l’une des cinq fondatrices. Et il a entraîné sa mère, Sofia Kyriakopoulos et Kalli (Kalliopi) Makri, amie de sa mère …
Desmos agit en trois étapes : collecter, stocker (le moins longtemps possible) et redistribuer.


Collecter : il y a les dons spontanés.

Aussi bien à Athènes qu’à Thessalonique, pendant mes entretiens, des personnes ayant rangé leur cave sont venues déposer un tapis, de la vaisselle, du linge de maison. Il y a aussi les dons sollicités. Ekavi et ses collègues débordent d’idées pour faire connaître Desmos et demander. Vers le grand public, en participant à un marathon, en organisant un tournoi de foot. Vers les salariés d’une entreprise, en organisant, avec le département Responsabilité sociale et environnementale, une journée de don de denrées non périssables. Vers les entreprises, pour récupérer des lots de marchandises présentant un léger défaut – ou pas. La camionnette aux couleurs de Desmos est là pour transporter tous ces colis, sacs et cartons, transbahutés et triés par des bénévoles dans l’entrepôt.

Redistribuer 

Kalli, 53 ans, ancienne assistante de direction, met tout son professionnalisme au service de Desmos à Thessalonique. « En binôme nous allons voir les organisations bénéficiaires potentiels – Praksis, Médecins du monde, orphelinats, foyers pour demandeurs d’asile, maisons de retraite – pour connaître très précisément leurs besoins. Tout est rare. Nous voulons donner ce qu’il faut en qualité et en quantité. Parfois nous trouvons même chez nos bénéficiaires des trésors dormant qui peuvent servir à d’autres ! » « Nous ne donnons jamais à des individus car nous ne pouvons évaluer leurs besoins, » ajoute Sofia.

Souvent, les organisations bénéficiaires n’ont pas encore leur propre site internet. Du coup, Desmos projette de créer des fiches d’identité pour elles sur son propre site afin que les donateurs puissent choisir à qui donner.
Salariés et bénévoles de Desmos semblent tous travailler avec le même enthousiasme et une grande attention à l’autre. Tout serait-il rose au pays du don ? « Bien sûr que nous avons des conflits, répond Kyriakos. Nous sommes d’âges très différents, les cinquantenaires, les 20-30 ans, nous venons d’environnements très différents. Mais in fine nous nous souvenons de notre objectif commun – « stop, pourquoi sommes-nous là ? – et nous arrivons à un accord. »

« Si j’avais à décrire un job idéal, ce serait le mien », dit Katerina Matiatou, collègue blonde d’Ekavi. « Je ne peux plus imaginer ma vie sans Desmos, renchérit Ekavi. Et Kalli résume : « Depuis 2010, les Grecs ont perdu leur sourire. Le pays est dépressif. Mais nous sommes coriaces et allons gagner ! En attendant la crise nous rend aussi plus humains, de nouveaux liens se créent. De petits miracles ont lieu. Desmos fait de moi une personne meilleure. »


Annette Preyer

reportage réalisé en juillet/août 2013

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Au sujet de Annette Preyer

Executive coach, Annette est spécialisée dans le développement des équipes et le management interculturel. Elle s’intéresse tout particulièrement aux organisations qui réinventent leur mode de fonctionnement et notamment leurs processus de prise de décision et de régulation des conflits. D’origine allemande, diplômée de Sciences Po Paris, Annette intervient en français, anglais et allemand. Journaliste pendant une dizaine d’années, elle aime toujours écrire, en son nom propre ou en soutenant d’autres plumes. https://fr.linkedin.com/annettepreyer

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