Voici 3 ans que je tiens cette chronique sur le site Place publique. Fatigué des dérives de notre profession, mon objectif était d’en analyser les travers, les contradictions, les impasses. J’avais du mal à supporter que ce métier dont je croyais, profondément, qu’il était indispensable à la vie démocratique et à la compréhension des enjeux de société se noie dans le superficiel et l’immédiat.

Qu’espérais-je en ouvrant cette chronique à laquelle je songeais depuis longtemps ? Me défouler, sans doute. Me différencier, peut-être, dire que je ne faisais pas partie de cette presse du court terme et du sensationnel, même s’il est de plus en plus difficile d’y échapper, tant le bruit qu’elle impose rend quasi inaudibles les paroles différentes.

Avais-je la prétention de vouloir changer quelque chose ? Si l’on prend publiquement la plume, c’est avec le secret espoir d’être lu et de faire reconnaître son point de vue. Mais je savais bien que ma modeste personne n’avait pas grand pouvoir d’influence. Cependant, comme je n’étais pas le seul à alerter sur les excès journalistiques, une prise de conscience aurait pu avoir lieu qui aurait permis un recul, une réflexion sur ce que devrait être un journalisme utile dans une société dite de communication. Il n’en a rien été et, depuis trois ans, la fuite en avant n’a fait que s’accélérer.

Catastrophe inévitable

Beaucoup de mes collègues, pourtant, la grande majorité même, partagent mes inquiétudes et se sentent mal à l’aise dans ce tourbillonnement médiatique auquel ils ne parviennent pas à se soustraire, pas plus qu’à le remettre en cause.

Paul Jorion, dans un livre passionnant, Misère de la pensée économique (Fayard, 2012), montre très clairement que les abus du capitalisme financier, qui conduisent aujourd’hui à la destruction de l’économie productive, sont beaucoup moins le fait de quelques « méchants profiteurs » (même si, là comme ailleurs, il y a des méchants qui profitent cyniquement de la situation), que du système lui-même tel qu’il s’est construit depuis trente ans, « à l’insu de notre plein gré », et qui pousse ses principaux acteurs (politiques y compris) à faire toujours plus de la même chose pour ne pas qu’il s’effondre. Et il semble qu’il n’y ait guère de solutions : continuer sur notre lancée, c’est courir à la catastrophe, mais chercher à s’arrêter maintenant, ou même simplement tenter de bifurquer, c’est la provoquer tout de suite. C’est bien le drame.

Tout le monde reconnaît aujourd’hui, même les banquiers, que l’obsession financière nous tue, mais personne ne sait comment faire autrement, sauf à accepter une période de chaos, le temps qu’un autre système se mette en place (c’est malheureusement souvent le rôle des guerres).

Confusion des genres

Le journalisme, à mon sens, est dans une situation identique, victime, lui aussi, du système médiatique qui s’est mis en place depuis trente ans sous la double pression des technologies du « temps réel » et du triomphe du « tout communiquant ». La télévision d’abord, puis Internet, Facebook, Twitter et tout ce qui est encore à venir exigent non plus d’être rapide et réactif, mais d’annoncer les événements au moment même où ils arrivent – ce qui empêche toute vérification sérieuse -, voire de les anticiper, au risque de se tromper. Comment dès lors démêler le vrai du faux et l’utile du futile ? Comment « hiérarchiser » l’information, comme on l’apprenait naguère (l’apprend-on encore ?) dans les écoles de journalisme ? Et quels critères hiérarchiques utiliser ? Comment estimer la valeur d’une information si l’important est seulement de la diffuser avant les autres ?

Mais ce qui a encore plus déstabilisé notre métier, me semble-t-il, c’est la confusion qui s’est instaurée entre information et communication depuis que les entreprises, les institutions et les partis politiques se sont dotés de « services de communication » chargés de produire et de contrôler leur parole en leur donnant des « éléments de langage ». Ces derniers ont ainsi la tentation de nous dicter ce que nous devons transmettre et penser d’eux, voire de faire directement notre travail à notre place (« Vous n’avez qu’à publier notre communiqué de presse tel quel », entend-on parfois des attaché(e)s de presse. On devrait d’ailleurs le faire pour montrer à quel point c’est mal écrit et incompréhensible !). Et si l’on comprend mal leur « message », c’est de notre faute, nous journalistes, qui déformons et trahissons leurs propos.

Le « tout est communication » s’est étendu aujourd’hui à l’ensemble de la société et chacun, désormais, pense que ce qu’il a dire est aussi essentiel, aussi « vrai » que ce que nous pouvons exprimer dans nos journaux et que sa vision du monde vaut largement la nôtre. Peut-être, mais si tout le monde se croit journaliste qui peut l’être encore réellement ?

Logique formelle

Ainsi, l’urgence et la superficialité, qui dominent amplement la production d’information, sont moins le fait de « mauvais journalistes » (il en existe, comme partout ailleurs…) que d’un système qui tente vaille que vaille de perdurer et de survivre alors qu’il est radicalement remis en cause, dans son fonctionnement actuel, par les évolutions sociales et techniques.
La pantalonnade RUMPestre et UMPétueuse que nous subissons depuis plusieurs semaines est, malheureusement, l’illustration parfaite de mon propos. De quoi s’agit-il ? D’un combat de coquelets entre un notable de province fatigué et un Rastignac prêt à toutes les compromissions pour s’emparer d’un parti politique au bord de l’explosion. Balzac, avec son talent, en aurait peut-être fait un bon roman.

Mais tel qu’il est, ce fait divers ne méritait pas plus d’espace qu’un entrefilet sur une bagarre éthylique à la sortie d’une boîte de nuit de Romorantin. C’est minable, sans intérêt et ça ridiculise la politique au moment même où nous aurions besoin de revaloriser son rôle.

Nous, journalistes, quand nous en discutons entre nous, nous sommes à peu près tous d’accord que tout cela est affligeant et qu’il vaudrait mieux passer à autre chose. Pourquoi, alors, continuons-nous d’en parler autant ? Pour les raisons systémiques que j’évoquais plus haut. Ne pas en parler serait déroger à ce que le système médiatique exige pour se perpétuer en l’état, et prendre le risque de le détruire (non sans avoir détruit, auparavant, notre propre média). Il y a des choses dont il faut parler parce qu’il faut en parler (sans qu’on ait vraiment défini pourquoi il le faut) et parce qu’en conséquence, les autres en parlent et que si on n’en parle pas, plus personne ne parlera de nous. On tourne en rond, sans pouvoir en sortir. C’est sans doute ce qu’on appelle la circulation de l’information… Le journalisme est devenu totalement autoréférentiel, prisonnier d’une logique purement formelle.

Journalisme humaniste

J’ai beau être un plumitif, les coups de bec de chefs de basse-cour qui s’arrachent les plumes pour s’accaparer la poule aux œufs d’or ne m’intéressent plus, ne m’ont d’ailleurs jamais intéressé. Je ne veux plus être obligé d’en parler, je ne veux plus participer, malgré moi, à ces tristes clowneries. Je me retire du jeu, je quitte le cirque. Quel autre moyen ?

J’ai aimé passionnément ce métier de journaliste que j’ai eu la chance d’exercer dans des conditions privilégiées. J’ai travaillé essentiellement pour des revues et des magazines qui me donnaient le temps et la distance pour faire le correctement et qui préféraient la qualité de l’enquête à la quantité de scoops, la pertinence de la réflexion à la recherche du sensationnel. Il n’y en a plus beaucoup. Le système ne leur permet guère de survivre, car ils ne sont pas suffisamment rentables (mais la presse dans son ensemble n’est plus « rentable »).
C’était, en tout cas, le type de journalisme qui me convenait, fondé sur une certaine culture, soucieux d’approcher la vérité des faits et des hommes (même s’il n’y a pas de vérité unique), n’hésitant pas à être pédagogique, cherchant à faire comprendre les enjeux d’une situation plutôt qu’à imposer un point de vue et pourtant capable de conviction pour défendre des valeurs, mais en respectant les convictions des autres. Ce journalisme « humaniste » est, me semble-t-il en voie de disparition. La météorite Internet lui a explosé au visage et l’a asphyxié en bouleversant son écosystème comme, il y a quelques millions d’années, celle qui a éradiqué les dinosaures. J’ai bien souvent l’impression d’être devenu un dinosaure du journalisme.

Vocation démocratique

C’est au nom de ce journalisme à l’ancienne que je me suis permis, dans cette chronique, de critiquer mes confrères. J’ai peut-être eu tort, je n’étais déjà plus de leur monde. Et il ne peut pas s’agir de revenir à mon monde. Si « mon » journalisme est au bord de l’extinction, le journalisme n’est pas mort. Il est en crise, mais il parviendra, j’en suis sûr, à se réinventer pour répondre aux défis qui lui sont posés et qui le rendent plus que jamais nécessaire : comment aider les citoyens à faire le tri dans la masse d’informations anarchiques dont ils sont quotidiennement gavés jusqu’à l’écœurement, comment défendre la pluralité et la démocratie contre les oligarchies politiques et économiques, comment rendre plus intelligible la complexité du monde pour que nous puissions tous ensemble prendre les bonnes décisions pour un avenir meilleur ? C’est, au fond, sa vocation de toujours. Reste à trouver comment il pourra la mettre en œuvre et l’incarner dans ce XXIe siècle. C’est l’affaire des jeunes générations.

Quant à moi, je te dis adieu, mon métier bien-aimé. Je vais désormais regarder les choses d’un peu plus loin, du lieu de ma retraite.

Au sujet de Bruno Tilliette

Bruno Tilliette est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef des revues Autrement, Management et conjoncture sociale et Dirigeant. Il tient une chronique régulière sur place-publique.fr depuis plusieurs années. Il est également auteur ou coauteur d’une dizaine d’ouvrages portant sur la communication et le management en entreprise, l’éducation et la formation ainsi que sur l’évolution de la société française.

Catégorie(s)

Le Magazine, Médias et démocratie

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