Comment le rapport à la migration peut-il décrire les discriminations liées à l’origine ? L’éclairage de Patrick Simon, socio-démographe, directeur de recherches à l’Institut national des études démographiques (INED), chercheur associé au Centre d’études européennes de Sciences Po.

La question des discriminations ethno-raciales fait largement débat au sein de la société française. Sur quelles bases scientifiques peut-on l’analyser?

Des politiques d’égalité et de lutte contre les discriminations, dont celles liées à l’origine, ont été mises en œuvre par les pouvoirs publics, notamment sous l’impulsion de l’Union Européenne. Parallèlement, les entreprises ont développé des programmes d’action contre les discriminations et de promotion de la diversité. Mais la prise de conscience de l’existence des discriminations ethno-raciales s’est effectuée dans un contexte de rareté des statistiques faisant apparaître l’origine des personnes.

On constate de fait une distorsion frappante entre une omniprésence de la référence aux origines dans les discours publics et médiatiques, proche de la saturation parfois, et l’absence d’instruments quantitatifs d’observation relatifs aux origines. Bref, il y a une contradiction tenace en France entre ce que raconte la chronique sociale et ce que l’on peut analyser statistiquement et scientifiquement.

C’est pour combler le besoin de connaissances statistiques que l’INED et l’INSEE ont réalisé “Trajectoires et origines : enquête sur la diversité des populations de France” ?

Cette enquête a été réalisée entre septembre 2008 et février 2009 en France métropolitaine auprès d’un échantillon de 22 000 personnes : immigrés et natifs d’un DOM, descendants d’immigrés et descendants d’originaires d’un DOM, résidents de France métropolitaine sans aucune ascendance migratoire sur deux générations, que nous avons qualifié de « population majoritaire ».
“Trajectoires et origines” vise à décrire la diversité des populations en France métropolitaine, principalement sous l’angle des origines et du rapport à la migration.
L’objectif est de construire une lecture des éventuelles divisions internes à la société française, de mettre en lumière les inégalités dans l’accès aux ressources des immigrés et de leurs enfants nés en France, en distinguant ce qui procède de mécanismes individuels ou collectifs de ce qui relève d’obstacles contextuels (conjoncture économique, discriminations…). Tous les domaines des trajectoires et de la vie sociale sont couverts: éducation, famille, emploi, carrière, pratiques linguistiques, pratiques religieuses, logement, santé…

Il s’agit de la première enquête utilisant un questionnaire aussi détaillé (1H15 d’entretien en moyenne), auprès d’un échantillon de cette ampleur sur les thèmes de l’intégration et des discriminations…

C’est surtout la première enquête à permettre d’analyser la situation des immigrés par groupes d’origines détaillés (Marocains, Algériens, Maliens, Espagnols, Vietnamiens…) et à faire de même pour les descendants d’immigrés.

Ce travail parvient-il, par son ambition, à combler le vide auquel se heurtent les chercheurs en matière d’outils d’analyse ?

Partiellement seulement, car il a fallu composer avec les mêmes contraintes que toute enquête supervisée par la CNIL. Ainsi, il n’a pas été possible de demander aux personnes interrogées leur couleur de peau à la suite d’une interprétation sans doute un peu rapide d’un avis du Conseil Constitutionnel. Cette information aurait pourtant eu du sens dans le cadre d’une enquête sur la diversité et les discriminations.
Les discriminations frappent en priorité les minorités. Or, celles-ci sont par construction de taille réduite et peu aisément observables au moyen des enquêtes en population générale. Il était en conséquence indispensable de construire un échantillonnage sur-représentant ces groupes minoritaires.

Pour mieux éclairer les phénomènes d’opinion propres à certains groupes ?

Lorsque l’on demande aux Français s’ils se sentent discriminés, 10% de la population majoritaire répondent par la positive. Ce sentiment de discrimination grimpe à 28% chez les immigrés et à 32% chez leurs descendants. A l’échelle de l’ensemble de la population, on arrive à une moyenne de 12%. Mais quelle est la signification d’un tel chiffre ? Quelle réalité décrit-il ? Lorsque l’on descend dans la segmentation des origines, on met en lumière des contrastes dont l’ampleur remet en question le sens d’une moyenne nationale. Ainsi, alors que les immigrés d’origine espagnole ne se sentent plus ni moins discriminés que la population majoritaire, le sentiment de discrimination atteint 48% chez les immigrés d’origine subsaharienne. L’expérience des discriminations est une affaire de minorités visibles !

L’origine apparaît-elle toujours comme un critère pertinent de différenciation ?

Les résultats de l’enquête permettent de dresser un panorama de la singularité des trajectoires des immigrés et de leurs descendants par rapport à la population majoritaire, et l’hétérogénéité des trajectoires entre immigrés et descendants selon leurs origines. Ils montrent également que sur certains thèmes, l’origine n’est pas un critère pertinent de différenciation.

C’est sans doute le paradoxe de l’identification de l’origine dans les enquêtes : il faut le faire pour pouvoir conclure que c’était inutile. Les enquêtes générales, mécaniquement, vont écraser les contrastes. D’où la nécessité, si l’on veut analyser l’impact des origines sur les trajectoires et livrer une lecture réaliste de la diversité de la société française, de mener des enquêtes spécifiques.

Comment expliquer le manque d’outils statistiques de diagnostic et de suivi ?

Il est intimement lié aux fondements du modèle d’intégration français, basé sur le credo égalitariste et l’exigence d’uniformité. Les différences existent et sont même très présentes dans la société française, mais les structures d’intégration s’évertuent à les rendre invisibles. Cette vision homogénéisatrice est sous-tendue par des objectifs politiques que l’on peut juger positifs, mais ces effets vont à contresens des intentions.

Comment cela ?

Ils masquent la réalité des discriminations tout en stigmatisant l’expression visible de la diversité culturelle. Lorsque les “vrais gens” ont l’impression de n’apparaître nulle part dans un ensemble social qui est sensé les représenter, il se crée des tensions génératrices de discriminations et de ressentiment, tensions d’autant plus sourdes – et donc potentiellement dangereuses – que le système politique en contrôle fortement l’expression.

Le décalage entre les institutions nationales et la vie des “vrais gens” est-il de plus en plus avéré ?

La déconnexion est croissante entre l’ensemble constitué par la culture, les valeurs et les normes de la société –ce que l’on qualifie de société nationale- et la manière dont celles-ci sont définies, vécues et interprétées localement – pas seulement à l’échelle des “quartiers”. Le caractère multiculturel de nombreuses grandes villes françaises et de leurs banlieues n’est pas reflété dans les représentations collectives nationales. Même si la loi du nombre n’est pas, loin s’en faut, un critère décisif dans l’organisation de la cité, la représentation quantitative de certaines réalités sociales permet d’éclairer l’ampleur de cette déconnexion.

Des exemples ?

Pour illustration, trois chiffres dont la portée apparaît des plus fortes. La population immigrée ou descendante d’immigrés – toutes origines confondues -représente 24% de l’ensemble de la population en France métropolitaine. En Ile-de-France, elle est de 48%. En Seine-Saint-Denis, de 75%. A la lumière de ces seuls chiffres, il devient difficile de défendre les valeurs et les normes collectives telles qu’elles ont été construites et sédimentées à une époque où ces 75% d’habitants de la Seine-Saint-Denis n’y vivaient pas. Exiger des trois quarts d’une population donnée qu’ils s’assimilent sans broncher à un modèle dans lequel ils ne se reconnaissent pas devient irrecevable, en termes démocratiques et sociologiques.

Cela ne s’est jamais produit ?

Il y a toujours eu des adaptations réciproques, souvent sous la forme de conflits, et l’activité de ceux qui vivaient là où ils vivaient, immigrés et non immigrés, a contribué à façonner le cadre social dans lequel nous évoluons. Or ces ajustements qui sont en train de se produire devant nous sont combattus au nom de la lutte contre le communautarisme. Cette tension entre la société d’en bas qui émerge et celle des institutions et des représentations qui la gouverne, forme la controverse de l’intégration.
Le système d’intégration français n’a jamais fonctionné en se fondant sur l’imposition. Il ne peut y avoir d’intégration efficace sans une vision multiculturaliste, qui laisserait place à l’expression de la diversité, dans une dynamique fluide et acceptée de régulation.

Au sujet de Muriel Jaouën

Journaliste de formation (ESJ Lille, 1990), Muriel Jaouën publie régulièrement dans le magazine de Place-Publique. Ses spécialités : économie sociale, développement durable, marketing, communication, organisations, management.

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A LA UNE, ECONOMIE, GENERATION

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