Faute de financement, le programme Erasmus qui facilite les échanges humains entre jeunes étudiant européens est mal en point. Comment ne pas s’émouvoir de la disparition possible de ce projet emblématique de la vitalité européenne? Cette issue serait un échec. Il faut sauver Erasmus.

On leur a dit qu’il fallait avoir un diplôme pour trouver un travail. Ils l’ont passé. On leur a dit que la crise serait de courte durée. Ils ont fait confiance. Rien de surprenant à ce que les jeunes européens se mettent à douter. Surtout quand ils constatent la précarité qui s’étend autour d’eux et la morosité qui règne. Au marasme écononomique, s’ajoute la dette financière des générations précédentes qu’il faudra payer. Sans oublier les problèmes du réchauffement climatique qu’ils auront à gérer au premier chef.

Pas de cadeau pour les jeunes ! Même le bénéfice du Fonds de réserve des retraites, créé par Jospin, pour assurer un lissage intergénérationnel et soulager les générations d’actifs entre 2020 et 2040, leur est passé sous le nez. Ce Fonds devait être décaissé à partir de 2020, afin de limiter les hausses de cotisations sur ces générations. Mais il n’y a plus rien dans la caisse. Le gouvernement Sarkozy a siphonné les 34 milliards d’euros pour assurer le bouclage financier à court terme : on prend ainsi aux actifs de demain pour donner aux retraités d’aujourd’hui. Et vous voulez que les jeunes vous remercient ?

Ils sont de plus en plus nombreux à dire non. C’est sûr, les jeunes d’aujourd’hui ne connaitront pas les mêmes avantages que la génération qui les précèdent. Plus diplômés que leurs parents, ils sont socialement déclassés. La jeunesse paie le prix fort de la crise. Chômage, difficulté à se loger, impossibilité d’obtenir des prêts, le constat est vite fait : la société est bloquée. Des voix se font entendre pour dénoncer l’emprise du « grey power » (le « pouvoir grisonnant »). Pourtant, les jeunes n’ont pas d’esprit revanchard. La solidarité intergénérationnelle, l’aide des familles permet de lisser les aspérités. Les transferts familiaux sont massifs : près de 80 milliards par an sont redistribués au sein des familles, des grands-parents, pour aider les enfants et petits-enfants. S’il y a une responsabilité, c’est celle des décideurs. Responsabilité des politiques qui n’ont rien vu venir. Responsabilité du monde conservateur de la finance qui ferme la porte aux idées nouvelles.

Dans une étude réalisée par Terra Nova, Olivier Ferrand (malheureusement aujourd’hui disparu et à qui nous rendons hommage) plaide pour une révolution copernicienne des politiques publiques au profit des jeunes générations. Ce dernier montre que la situation de l’enseignement supérieur, en France, est au cœur de ce désastre. « Nous ne lui consacrons que 1.5% de notre richesse nationale, soit deux fois moins que les Etats-Unis, et trois fois moins que dans les pays les plus avancés. A peine 35% d’une classe d’âge sort diplômée de l’enseignement supérieur en France. Notre malthusianisme élitiste (« tout le monde ne peut pas faire polytechnique ») est contredit par les pays les plus avancés : plus de 50% d’une génération est diplômée de l’université aux Etats-Unis, 80% dans les pays nordiques, en Corée du Sud, au Japon. Notre système éducatif, centré sur le lycée, continue à former les emplois d’hier, les contremaîtres de l’usine de l’après-guerre. Il ne forme pas les emplois de demain, ceux de l’économie de la connaissance : les ingénieurs, les cadres, les techniciens supérieurs » relève le rapport.

Deuxième politique en cause, la politique de l’emploi qui s’est servie des moins de 30 ans comme variable d’ajustement. On a favorisé ceux qui avaient un emploi, les insiders, les cumulards et les heures supplémentaires. Et on a sacrifié les flux d’entrants, les jeunes. Pas de partage du travail ! C’est ce qui explique un taux de chômage des jeunes exceptionnellement élevé : 25%. Enfin, ceux qui ont un emploi est un emploi précaire qui est devenue la norme avant trente ans, à travers l’intérim, les CDD et les stages, lesquels sont devenus le premier emploi au rabais pour remplacer des postes de travail à part entière. 80% des entrées en emploi se font en CDD : les CDD sont utilisés par les entreprises à la fois comme « super-périodes d’essai » et surtout comme volant flexible de la masse salariale, pour pouvoir réduire la voilure en cas de difficultés. Ne parlons pas des salaires. Ils ont plongé. On parle désormais de « Génération 1 000 euros maximum » qui végète de jobs en jobs. En moyenne, en 1975, les salariés de 50 ans gagnaient 15% de plus que les salariés de 30 ans ; l’écart a aujourd’hui presque triplé, à plus de 40%.

Dernier motif de découragement : la politique du logement. Elle a évincé les jeunes. « L’immobilier a été capté par les générations âgées. 76% des retraités sont propriétaires de leur logement. Par rapport à 1984, les jeunes d’aujourd’hui doivent travailler deux fois plus longtemps pour acheter ou louer la même surface dans le même quartier » souligne le Rapport de Terra Nova .
Résultat : le jeune est la nouvelle figure de la pauvreté dans notre société contemporaine. Le taux de pauvreté est de 18% pour les jeunes de moins de 30 ans, 20% chez les jeunes filles (contre 8% chez les plus de 60 ans). Un jeune actif sur cinq vit en dessous du seuil de pauvreté ! « Notre société est consciente du sort qu’elle inflige à ses enfants, indique l’étude de Terra Nova. Elle s’en émeut. Les familles soutiennent leurs enfants en difficulté. Certains feignent d’y voir le signe positif de la qualité des solidarités familiales ; ils marquent surtout la déshérence de l’investissement collectif »

Et pourtant, derrière cet amas de difficultés et malgré les humiliations économiques qu’ils subissent, c’est un sentiment de liberté qui règne dans la jeunesse d’aujourd’hui. Les jeunes Européens font partie de la première génération qui a grandi dans une Europe pacifique aux frontières élargies. Ils peuvent s’y déplacer librement, y travailler et étudier plus facilement que jamais auparavant.

Cette Europe est très différente de celle dans laquelle leurs grands-parents, ou même leurs parents, ont grandi. Dans cette Europe pacifiée, le besoin de respiration de masse se traduit, par exemple, à travers l’incroyable engouement pour les concerts de musique ou internet. Il y a là une expression de ce désir collectif de paix et de mobilité.

Comment cet écart entre prison économique et liberté ressentie se traduit-il fans les faits ?

Qui dit pacifique ne dit pas abandon et désengagement. La révolte est un des éléments de cette liberté ressentie. Les jeunes Grecs et Espagnols sont sans doute ceux qui ressentent le plus vivement cet écart. Une majorité de jeunes diplômés quittent le pays pour décrocher un emploi. Ceux qui n’ont pas cette opportunité occupent la place publique. Les jeunes Irlandais se retrouvent à Londres ou en Australie. Là-bas, ils rejoignent une importante diaspora, qui les aide dans leur démarche. En Amérique du sud, la précarité atteint les couches scolarisées. Au Chili, de nombreuses manifestations contre le système éducatif injuste illustrent les difficultés de la société chilienne, de plus en plus riche mais toujours plus inégalitaire. Même les jeunes du Québec s’y sont mis. En témoignent leur lutte contre les frais d’inscription. Mais tout cela révèle un malaise plus profond, celui d’une jeunesse qui ne croit plus en l’entreprise de papa et en l’économie financiarisée. Ce ras-le-bol est mondial et massif.

« Jeunes de France, barrez-vous ! » C’est le cri lancé, dans une tribune dans Libération, par trois personnes : Mouloud Achour, journaliste, Mokless, rappeur, et Felix Marquardt, fondateur des Dîners de l’Atlantique. Ce cri est révélateur. Il faut le prendre au sérieux.
Les jeunes Français sont en effet de plus en plus nombreux à avoir envie d’ailleurs. Partir à l’étranger pour faire des études ou changer de vie, seul ou en collectif, en créant des entreprises d’un type nouveau ou en formant des associations, par la culture ou par la microéconomie. Le programme Erasmus a sans doute contribué, pour sa part, à créer cette culture de la circulation. C’est un bénéfice. 70% des jeunes disent vouloir s’engager dans des actions de solidarité. Leur conviction : en se mobilisant sur les missions de solidarité à proximité de chez eux, ils se sentent mieux armés pour aborder leur vie professionnelle et citoyenne, et répondent mieux au besoin de « vivre ensemble ».

Lucides sur les possibilités qui leur sont offertes, ces jeunes qui quittent leur pays sont très concrets quand il s’agit de leur intérêt personnel. Ils ne sont ni des doux rêveurs, ni des cyniques. Il n’est pas dans leur projet de construire un fil rouge de leur vie, de dessiner une carrière. Ils sont animés par la conviction qu’au bout du chemin, il y a une autre société qui se profile. Ils s’y préparent avec le pragmatisme que leur procure l’expérience de l’ailleurs. Et avec de la patience !

On peut convenir que l’histoire est injuste avec ces nouvelles générations. Ce n’est pas la première fois. Chaque génération a en effet hérité d’une histoire à laquelle elle n’a pas souscrite et dont elle a été, en des circonstances plus cruelles, la chair à canon. La génération d’aujourd’hui ne semble pas dupe. Le message est présent à travers ces envies d’ailleurs, rencontrer l’autre, faire l’expérience de nouvelles solidarités dans un monde ouvert, inventer un mode développement respectueux de la planète, renouveler le sentiment d’égalité dans les démocraties.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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GENERATION, Le Magazine

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