Dans sa stratégie de développement durable, la première chaîne de télévision en Europe doit composer avec un modèle économique complexe.
Explications de Gilles Maugars, directeur général adjoint de TF1.


Comment est né le développement durable à TF1 ?

Historiquement, la RSE est née avec les obligations de transparence financière et le reporting des grandes entreprises cotées. TF1 est une entreprise cotée, de longue date, avec de fortes obligations et un flottant important – une situation unique dans le monde de l’audiovisuel en France. Nous sommes dépendants du groupe Bouygues qui est également coté. D’autre part, comme tout média d’information puissant, TF1 est nécessairement à l’écoute des mouvements de la société. La démarche RSE s’est construite en plusieurs étapes. En 2007, nous avons lancé notre premier bilan carbone, portant sur l’ensemble de notre impact environnemental. Puis, progressivement, les actions sociétales ont été engagées.

Que recouvre-t-il ?

Comme dans toutes les entreprises, un volet environnemental et un volet sociétal. Mais notre posture est à la fois classique et moins classique. Comme la plupart des entreprises, nous travaillons sur le bak office et le front office du produit (comment on le fabrique et comment on l’exploite). Ce qui est plus particulier, c’est que le produit en question, ce sont des programmes. Nous sommes donc très éloignés des processus industriels de fabrication de produits matériels avec de forts impacts environnementaux induits. Autre particularité, au regard des politiques communes de développement durable : si TF1est connu de tous les Français, c’est une petite société. Nous sommes 3 000 salariés, rien à voir avec les grandes firmes industrielles.

Parlons d’abord du volet environnemental…

Il est bien sûr porté par les quelques programmes de sensibilisation à l’environnement que nous relayons. Mais nous nous sommes aperçu que, même si certains de ces programmes bénéficient d’une forte audience (ce fut le cas durant 25 ans d’Ushuaïa), les journaux télévisés (sans doute aussi du fait de leur audience) sont des relais plus puissants en matière de messages environnementaux. Si les Français connaissent les éoliennes, la voiture électrique, l’impact des catastrophes naturelles, les risques sanitaires, les nouvelles consignes alimentaires, c’est parce que les journaux télévisés en parlent. Et ce, toutes chaînes confondues.

Les journaux de TF1 en parlent-ils plus ou moins que les journaux des chaînes concurrentes ?

L’agence Média Tenor, institut externe basé à Zurich, passe au crible tous les journaux télévisés pour évaluer la manière dont ils abordent différentes thématiques (vie des entreprises, politique internationale, place des femmes dans la société, développement durable…). En 2009 l’agence nous a désignés troisièmes sur le champ environnemental et en 2010 premiers. De manière plus générale, TF1 est systématiquement dans le top 3 mondial en matière de diversité des sujets traités. Média Tenor ne décryptant que les journaux leaders dans leur pays, France 2 n’entre pas dans le panel de Média Tenor. Cela dit, dans la mesure où les journaux télévisés en France traitent sans doute plus fortement de sujets de fond que d’autres journaux en Europe, je pense que France 2 aurait été également bien placée.

Quid du bilan carbone ?

Nous avons lancé il y a cinq ans notre premier bilan carbone. Il s’agit d’une démarche lourde car la mesure, si elle porte naturellement sur la consommation du bâtiment, sur les déplacements et voyages des équipes et des publics associés, concerne aussi la fabrication des programmes et la consommation des ménages liée à l’équipement télévisuel. Nous savons aujourd’hui que le poste principal -et de loin puisqu’on est dans un facteur 10 – est celui des équipements électroniques des foyers, dont la consommation a explosé avec le développement des écrans LCD. Nous ne sommes pas fabricants d’équipements, ce qui ne nous empêche pas de rester vigilants. Les fabricants ont fait des efforts sur le LCD. Mais le fait que les écrans restent en veille fait sensiblement monter la courbe.

Et sur l’aspect programmes ?

Sur la partie programmes, il existe une dynamique interprofessionnelle assez intéressante, notamment via l’association Ecoprod, créée en 2009 par des acteurs du secteur audiovisuel pour engager la filière dans la prise en compte de son empreinte environnementale. Le collectif regroupe Audiens, L’Ademe, La Commission du Film d’Ile-de-France, la DRIRE Ile-de-France, France 5 pour France Télévisions et TF1. Un corpus de best practices (décors, organisation d’un tournage, régie, lumières, voyages…) a été mis en place. Mais nous n’en sommes pas encore à la quantification. Il faut former l’ensemble des professionnels au calcul de leur poids carbone. Sur la fabrication d’une voiture, on peut jouer sur une marge de 0,70 à 1,3. Sur un programme, on est sur une échelle de 1 à 10.

Le rôle d’un média leader n’est-il pas d’innover, d’aller plus loin que l’injonction réglementaire, de créer de nouveaux modèles ?

Notre modèle économique ne facilite pas les choses. En 2012, TF1 doit émettre 24H de programmes durant 365 jours. Pour autant nos revenus ne proviennent pas directement de ce que l’on fabrique et 70% de notre dépense est portée par des tiers. Notre part de marché sera liée à l’audience de nos programmes, mais la recette dépendra de la manière dont les annonceurs voudront acheter de l’espace publicitaire sur nos écrans. Dans ce modèle tripartite – émetteur, public, annonceurs – la prise de TF1 se trouve nécessairement limitée. Nous sommes plus souvent dans une dynamique d’initiative, dans un rôle d’aiguillon ou d’accompagnateur.

Un exemple ?

En 2009, nous avons réfléchi à la mise en place d’un indicateur qui permette aux Français de savoir comment leur consommation carbone évolue. En collaboration avec le cabinet Carbone 4 et Mines Paris Tech, nous avons lancé Eco2 Climat, le premier indicateur carbone mensuel qui prend en compte la consommation des Français en matière de produits et services, d’habitat et de déplacements, bref toutes les émissions dont dépend un ménage dans sa vie quotidienne, qu’elles aient lieu sur le territoire français ou non.

Ne venez-vous pas ici concurrencer les travaux engagés par les pouvoirs publics, notamment par l’Insee, en matière d’indicateurs développement durable ?

En aucun cas. Nous nous plaçons dans une logique expérimentale, avec l’appui d’experts. Il se trouve que l’outil statistique français est encore perfectible, notamment dans sa lisibilité. Il s’agit de dispositifs macro. Les données communiquées mesurent une réalité qui date de trois ans. De nombreuses réflexions sont été amorcées, notamment dans le droit fil de la Commission Stiglitz, pour apporter des suivis plus parlants. L’estimation du contenu carbone du panier de la ménagère est par exemple à l’étude.
 La démarche de TF1 s’inscrit dans cette dynamique d’amélioration.

Concernant le volet sociétal, où en êtes-vous ?

S’il pèse moins que le volet environnemental, il est plus visible. Le volet sociétal a forcément une grande importance pour un média qui joue aussi le rôle de vitrine. Nous ne pouvons que nous poser la question des messages et de l’image de la société que nous faisons passer. Pour autant, les choses ne sont pas aisées dans la mesure où TF1 achète les programmes et ne porte donc pas de responsabilité éditoriale directe.
Nous soutenons assez fortement les associations, très présentes sur la chaîne, notamment au travers du direct, mais aussi des variétés et des jeux. Chaque année, au travers de notre Comité solidarité, nous faisons également un don important d’espaces publicitaires à quelque 80 associations.
Côté back office, nous avons signé un accord handicap, un accord senior et prenons en compte la mixité sociale et de la parité. Nous avons été notés par Vigeo comme la 10ème entreprise sur 600 en Europe, tous secteurs confondus, en matière de diversité. Nous sommes le seul média en France à figurer dans ce classement. Nous sommes également le premier média français à avoir demandé et à avoir obtenu le Label Diversité délivré par l’Afnor.

Et côté fournisseurs ?

C’est un poste important. Le budget achats de TF1 avoisine 300 millions d’euros. Dans le cadre des appels d’offres et de sa grille de référencement, la direction achats demande aux fournisseurs de pouvoir justifier de l’existence d’une politique RSE. Le critère n’est pas exclusif, nous devons aussi composer avec d’autres déterminants : prix, qualité des prestations…

Quel est l’état de la réflexion sur la présence publicitaire de produits jugés critiques par les organismes de prévention sanitaire, comme les confiseries et les produits surchargés en sucré ?

Nous sommes vigilants sur la manière dont la publicité peut évolue dans un mode paritaire. D’un côté il y a une forte pression pour réclamer le retrait de certains éléments des écrans publicitaires. Mais ça n’est pas le rôle d’un média privé de se substituer au législateur et d’interdire un produit. En outre, nous sommes parfaitement conscients qu’interdire la publicité à un produit, c’est le supprimer du marché. Et ça peut également sonner comme l’arrêt de mort de certains programmes. Par exemple, si l’on décide de supprimer les publicités s’adressant aux enfants – la question a été récemment débattue -, on met quasiment un terme aux programmes pour enfants. Pour autant, nous essayons de débattre avec les organisations et les industriels et de nous entendre sur des compromis.

Comme dans tous les secteurs, la réflexion prospective passe par une discussion interprofessionnelle. Cette discussion est-elle avancée ?

Dans nos métiers, elle est malheureusement peu organisée. Il y a un syndicat des télévisions privées, qui réunit TF1, M6 et Canal. Il y a aussi un syndicat de la publicité. Mais pas d’instance susceptible de réunir un tour de table significativement élargi. Nous travaillons avec Vivendi, Lagardère et France Télévisions à la constitution d’un Global Reporting Initiative (GRI) français, qui permettra de délivrer des données fiables et suivies relatives au secteur en matière de développement durable. Mais là encore, le projet est rendu complexe par la nature des acteurs en jeu. Le monde des médias est constitué d’une ou deux sociétés cotées, d’une poignée de grosses entreprises et d’une myriade de petites structures pour lesquelles la RSE ne signifie pas forcément grand chose.

Où en sont les médias ailleurs en Europe ?

De manière générale, les groupes anglais, comme BBC, Pearson, sont assez avancés dans leur démarche RSE. BSkyB, qui a beaucoup d’argent, est aussi très organisé en matière environnementale. En Italie, des médias très intégrés comme la RAI jouent sur des échelles qui facilitent la mise en œuvre de politiques significatives. En France, il n’y a plus de grands groupes intégrés comme l’était l’ORTF dans les années 70. À TF1, nous n’avons que quatre studios, aucun de parc de camions, une surface immobilière très réduite.

Le développement durable constitue-t-il un axe de communication corporate pour TF1 ?

Paradoxalement, le fait d’être un média nous empêche de communiquer sur ces sujets. Nous sommes par définition visibles et la moindre promotion de nos actions serait perçue comme suspecte. En outre, TF1 n’est pas aimé des autres médias. Je crois qu’en 20 ans, ils n’ont jamais dit du bien de la chaîne. S’ils parlent du 20H, c’est pour dire que l’audience baisse, lorsque l’on fait 4,5 millions de téléspectateurs avec une émission sur le handicap en prime time, on s’est planté…

Nous approchons de l’élection présidentielle. Y a-t-il une mesure que le législateur pourrait prendre et qui faciliterait la contribution des entreprises à la promotion du développement durable ?

Pour le moment, en matière de RSE, le législateur n’a pas encore imposé trop de règles. Le Grenelle, par exemple, s’il enjoint les entreprises à faire un bilan, n’impose pas d’objectifs quantifiés. Les entreprises peuvent agir, prendre des initiatives et progresser chaque jour en composant avec leurs contraintes propres et en mobilisant le dialogue interprofessionnel. Et c’est très bien comme cela.
En revanche, et de manière plus générale, le secteur des médias est soumis à une contrainte légale extrêmement pesante. On ne nous dit pas d’aider le cinéma, on nous impose d’y consacrer telle part de notre chiffre d’affaires. Même chose pour l’information et la fiction. D’une certaine manière, nous sommes la plus publique de toutes les entreprises privées. Un exemple : les chaînes de télévision n’ont pas le droit de produire leurs propres fictions. D’un point de vue RSE, c’est très contreproductif. Si nous disposions d’un patrimoine propre, nous pourrions commencer à être notés de manière légitime et significative. Il faudrait donc que le législateur accepte enfin de comprendre que nous sommes sans doute les mieux placés pour connaître nos métiers et pour développer des politiques adaptées.

Lire aussi :

Fabrice Bonnifet (Groupe Bouygues) : «Demain, le bâtiment sera un élément de la mobilité»

Jean-Louis Jourdan (SNCF) : «La mobilité sera territoriale et non modale»

*Crédit Photo : DR TF1
Gilles Maugars, DGA de TF1. – crédit photo : DR TF1

Au sujet de Muriel Jaouën

Journaliste de formation (ESJ Lille, 1990), Muriel Jaouën publie régulièrement dans le magazine de Place-Publique. Ses spécialités : économie sociale, développement durable, marketing, communication, organisations, management.

Catégorie(s)

ENVIRONNEMENT, Médias et démocratie

Etiquette(s)

, , , , ,