L’arrestation de Ratko Mladic, le 26 mai m’a prise au dépourvu. Je ne pouvais y croire. Je serrai les poings. Enfin, j’ai poussé un soupir de soulagement…

Mais ensuite, j’ai entendu le discours prononcé par le président serbe, Boris Tadic. Pour lui, l’arrestation du général Mladic représente la fin d’un chapitre sombre de notre histoire et le retrait de la tache honteuse qui a souillé le peuple serbe pendant deux décennies.
Mais pas un instant il n’a fait mention des auteurs des nombreux autres génocides commis dans les années 1990 ou de la responsabilité portée par l’Etat serbe pour ces crimes. Une fois de plus, nous risquons de perdre la possibilité d’ouvrir un débat douloureux mais nécessaire sur le passé.

Il n’y a pas longtemps, pendant un bref instant, j’ai cru que toute la Serbie se rangerait aux côtés des victimes « étrangères » contre ses « propres » auteurs. C’était en 2005, après que mes collègues et moi avions découvert et diffusé une vidéo datant de 1995 montrant l’exécution de six hommes musulmans de la ville bosniaque de Srebrenica. Pour la première fois, l’opinion publique serbe a pu voir des preuves irréfutables de l’implication de l’Etat dans le massacre de 7.000 musulmans.

Le gouvernement a rapidement réagi en dissociant le rôle de l’Etat serbe dans ce massacre. Pendant la nuit, la police a arrêté cinq hommes et les a ensuite reconnu comme un groupe criminel, mais en niant tout lien que l’unité ait pu avoir avec les institutions étatiques. Lors du procès, le tribunal serbe a ainsi rejeté les témoignages des mères et des enfants des six Musulmans exécutés. Il n’y a aucune preuve, avait conclut la cour, que c’était des hommes venant de Srebrenica. Cette décision fut une marque de honte pour nous tous. Nous ne pouvons la laver qu’en envoyant M. Mladic au tribunal pour les crimes de guerre yougoslaves à La Haye.

L’arrestation de M. Mladic apporte un soulagement aux familles des victimes. Elle offre la reconnaissance que le tribunal de La Haye est un acteur du succès de la justice internationale. Elle ouvre à la Serbie la perspective longtemps convoitée d’adhérer à l’Union européenne. Le gouvernement serbe a réussi à persuader le monde que cela vaut bien un avenir européen beaucoup plus qu’un passé de héros criminel.

Mais je ne suis pas sûre que la Serbie ait renoncé à M. Mladic et à ses collègues généraux, qui ont poursuivi une guerre génocidaire en Bosnie. La sympathie que les fonctionnaires et les médias ont exprimé en faveur de M. Mladic, la semaine dernière, est encore une autre marque de honte sur nous tous. Le substitut du procureur lui a fait des fleurs. Son souhait d’être visité par le ministre de la Santé et par le président du Parlement a été accordé, comme l’a été sa demande de visiter la tombe de sa fille. L’opinion publique serbe est constamment informé de son régime alimentaire en prison, et nous avons tous appris que M. Mladic s’est envolé vers La Haye dans le costume qu’il avait porté au mariage de son fils. Il a été traité comme une star.
Telle adulation de meurtriers est dangereuse dans une région où les blessures de la guerre n’ont pas encore cicatrisées. Le nationalisme est encore fort en Bosnie, en Croatie, au Kosovo et au Monténégro, et parfois encore plus fort qu’il ne l’était pendant les guerres qui ont déchiré la Yougoslavie dans les années 1990

Récemment, en Croatie, les politiciens, la presse, l’église et les groupes de la société civile ont protesté contre le verdict du tribunal de La Haye jugeant coupables deux généraux croates ont ayant commis des crimes de guerre. Une décision qui contestait l’interprétation officielle de la Croatie sur la guerre. Ils reconnaissent tous que certains meurtres ont eu lieu en 1995, mais ils nient que les chefs d’Etat et ancien comme Franjo Tudjman, le président de la Croatie, étaient responsables de la planification du nettoyage ethnique des Serbes.

Du point de vue des acteurs politiques bosniaques et des familles des victimes, la justice pour les victimes du génocide et du nettoyage ethnique ne sera rendue que si la Serbie et les dirigeants serbes de Bosnie reconnaissent leur rôle dans le génocide. Pourtant, les dirigeants serbes de Bosnie continuent de nier qu’il ait eu lieu, et exigent que davantage de leaders Musulmans bosniaques soient déférés devant les tribunaux pour crimes de guerre. De même, peu de choses ont changé au Kosovo, où le public s’oppose aux tentatives d’arrestation des chefs de l’ancienne Armée de libération du Kosovo. Et au Monténégro, un tribunal a statué que les policiers, qui ont remis des réfugiés Musulmans aux forces serbes de Bosnie en mai 1992, n’étaient pas coupables de crime de guerre. Cela a été reçu comme une gifle apr les familles des victimes

La région a désespérément besoin d’un débat honnête sur son passé. C’est la seule façon de reconnaître toutes les victimes et d’arrêter les mensonges que nous racontons sur nous-mêmes et sur les autres. Les familles des victimes, 1.600 organisations non gouvernementales, les anciens combattants et membres du clergé ont adhéré à l’initiative de créer une commission régionale qui serait établir un registre complet de victimes, y compris les soldats morts, les policiers, les bénévoles et ceux qui ont été la cible de nettoyage ethnique.

Plus tard ce mois-ci, une demande d’établissement de cette commission sera présentée aux dirigeants de tous les Etats successeurs de l’ex-Yougoslavie. Si elle est adoptée, elle mettra un terme à la pratique séculaire des Balkans de laisser les victimes anonymes. Et nous pouvons seulement espérer que cela finira par effacer les taches du passé une fois pour toutes.

*Natasha Kandic est directrice du Centre pour la Loi Humanitaire en Serbie. Elle a témoigné tout au long de la guerre en ex-yougoslavie d’un rare courage dans son combat pour l’exigence de vérité sur les crimes de guerre commis.

*Cet article a été publié le 5 juin dans les « Opinion Pages » du New York Times

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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