On s’attendrait ici que le commentateur des pratiques médiatiques que je suis (enfin c’est le rôle que je me suis auto-attribué) revienne sur « l’affaire » DSK. Et notamment sur l’embarras des journalistes qui « savaient » (quoi ?) et qui n’ont rien dit. Mais que pourrais-je ajouter aux flots de commentaires qu’ils font eux-mêmes, dans toutes les émissions de débat et dans tous les journaux, sur la double contrainte que leur impose d’un côté la loi – sanctuarisation de la vie privée – et de l’autre l’exigence démocratique – révéler de la vie privée des responsables publics ce qui peut avoir une influence sur cette responsabilité ? Le problème est de savoir ou placer le curseur entre ces deux exigences. Reconnaissons-le, ce n’est pas facile.

Au pied de la lettre

Je vais donc essayer de me pencher sur un autre événement médiatique de moindre ampleur, voire finalement assez dérisoire, mais qui a fait quelque bruit : l’affaire Lars von Trier. Lors de sa conférence de presse, à Cannes, le réalisateur dérape complètement et tient des propos plus que douteux, et surtout très confus, sur Hitler, disant qu’ « il sympathise un peu avec lui ». Il s’emberlificote aussi à propos des juifs : « Je suis avec les juifs bien sûr, mais pas trop, parce qu’Israël fait vraiment chier ».

Prises au pied de la lettre, ces déclarations sont évidemment scandaleuses et moralement condamnables (le sont-elles juridiquement ?).
Mais fallait-il les prendre à lettre et déclencher la curée médiatique qui a poussé les responsables du Festival à le déclarer persona non grata, tout en gardant son film en compétition, décision pour le moins ambiguë. On a l’impression que Thierry Frémaux s’est senti obligé de « faire quelque chose » pour endiguer la polémique, mais qu’il avait conscience que Lars von Trier n’était pas le nazi qu’il se déclarait être, par autodérision autant que par provocation.

Le mal est fait

Tout de suite après cette conférence litigieuse, le réalisateur danois faisait, en effet, amende honorable et regrettait sincèrement cette mauvaise plaisanterie dans laquelle il s’était malencontreusement embarqué et dont il s’était encore plus mal sorti, admettant qu’il s’était « comporté de manière stupide et pas du tout professionnelle » et assurant fermement qu’il n’était « ni antisémite, ni raciste, ni nazi ». Mais trop tard. Malgré les excuses et les explications, le mal était fait, la mèche était allumée et il semblait impossible de l’éteindre.
Pourtant, fallait-il l’allumer et était-il impossible de souffler rapidement dessus ?

Certes, Lars von Trier profère ses énormités dans un débat public et spécifiquement devant des journalistes dont le métier est de rapporter les paroles ceux qu’ils interrogent. A priori, rien à redire : ils ne peuvent que relayer les propos scandaleux. Mais sont-ils de simples porteurs de magnétophones ou de caméras ? Leur rôle n’est-il pas aussi d’évaluer ce qui se dit en fonction du contexte et de la personne qui parle ? De faire preuve d’un peu de jugement ?

Tous les journalistes présents sont des spécialistes du cinéma. Ils connaissent le réalisateur et son œuvre. Ils sont conscients de son goût pour la provocation, mais aussi de sa difficulté à prendre la parole en public qui le rend souvent incompréhensible. Ils savent que la plupart de ses films sont des chefs-d’œuvre et qu’aucun n’a jamais fait, si peu que ce soit, l’apologie du nazisme. Enfin, ils voient, à côté de lui, Charlotte Gainsbourg, actrice du film, s’amuser de ses élucubrations tarabiscotées sur les juifs.

Petits rapporteurs

Tout cela n’aurait-il pas dû pas amener les journalistes à garder un peu de distance sur ce qui se passe et, sans aucunement cautionner ce qu’il dit, à prendre son discours pour ce qu’il est, une provocation imbécile, qui correspond au personnage, mais pas à ce qu’il pense réellement et encore moins à ce qu’il révèle dans ses films ? Ce que l’on peut reprocher à la presse, ce n’est d’avoir rapporté les délires du danois, c’est de n’avoir fait que la moitié de son travail, d’abord en ne les contextualisant pas, en ne soulignant pas assez que les actes du réalisateur contredisaient heureusement ses paroles et, ensuite, en ne tenant pas réellement compte de ses excuses et explications. Notre métier n’est pas seulement de rapporter des mots ou des faits, il est aussi de faire comprendre où, comment, pourquoi, dans quel contexte ils ont été dits ou ont eu lieu. De mesurer leur importance, leur gravité. De leur donner un sens particulier. Ou alors, si nous ne sommes que des boîtes enregistreuses, je ne vois pas bien à quoi nous servons ?

Il me semble ainsi que l’on ne peut pas traiter de la même manière « le détail de l’histoire » de Le Pen, à propos des chambres à gaz, et « sympathie pour Hitler » de Lars von Trier. Ces deux provocations, pas plus d’ailleurs que celle du couturier Galliano, ne sont pas de même nature, n’ont pas le même objectif et n’émanent pas de personnages identiques. On ne peut donc pas leur donner le même sens, ce qui pourtant a été fait trop rapidement.

Foin des nuances

Il me paraît nécessaire de combattre, pour la crédibilité même de notre métier, ce réflexe pavlovien du politiquement correct qui devient une espèce de fonds de commerce. Dans le cas présent, on le redit, tout le monde sait, et en particulier les témoins directs de son dérapage, que Lars von Trier n’est ni nazi, ni antisémite (lui-même, jusqu’à peu, se pensait juif). Tout le monde a vu qu’il essayait, maladroitement, de plaisanter. Mais, tant pis pour lui, il n’avait qu’à pas patauger dans la semoule de ses plaisanteries tordues. Il est bien plus payant de le condamner immédiatement sur ce crime que de lui faire justice sur son œuvre. On tient un scoop, on a quelque chose à dire qui va faire vendre, parce que c’est choquant au regard de la pensée dominante. Foin des nuances et des détails. On se saisit de la petite phrase et c’est parti pour le tribunal populiste ! Plus rien n’arrêtera la machine médiatique jusqu’à ce qu’elle s’essouffle sur le sujet et cherche un nouveau carburant.

Guillotine médiatique

Une des dernières phrases incongrues qui a servi à l’alimenter nous ramène à l’affaire DSK. C’est le « il n’y a pas mort d’homme » de Jack Lang tiré de son contexte et détourné de son sens initial par le politiquement correct féministe. L’ancien ministre de la Culture voulait dire, comme il s’en est expliqué par la suite, que lorsqu’il n’y a pas de crime de sang, donc de personne tuée, l’habitude est, aux États-Unis, de libérer sous caution le présumé coupable, ce dont, à ce moment, n’avait pas bénéficié DSK. En aucun cas, il ne voulait minimiser la gravité du viol, s’il a eu lieu. Et c’est pourtant ainsi que son propos, pourtant clair quand on le relit, a été interprété, au déni même de son engagement de toujours en faveur des femmes.

Cette guillotine médiatique, armée du couperet du politiquement correct et de la simplification à outrance, me semble dangereuse : elle conduit à la langue de bois généralisée. Plus personne n’osera rien dire qui ne soit d’abord contrôlé par des avocats et, pire encore, concocté par des conseillers en communication omniprésents.

Au sujet de Bruno Tilliette

Bruno Tilliette est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef des revues Autrement, Management et conjoncture sociale et Dirigeant. Il tient une chronique régulière sur place-publique.fr depuis plusieurs années. Il est également auteur ou coauteur d’une dizaine d’ouvrages portant sur la communication et le management en entreprise, l’éducation et la formation ainsi que sur l’évolution de la société française.

Catégorie(s)

Le Magazine, Médias et démocratie

Etiquette(s)

, , ,