A un moment où la presse et certaines lettres confidentielles s’effarent et regrettent le mauvais fonctionnement de nos réservoirs à Idées que sont les « think tanks » à la française, trop souvent transformés en « clubs d’admirations réciproques « , il est bon de rappeler que notre société comme nos entreprises regorgent d’individus talentueux : les zélotes.

Une étude sur ces “acteurs de changement des sociétés”, menée auprès de plus de cent mille personnes pendant une quinzaine d’années par une équipe dirigée par le sociologue Paul H. Ray (université du Michigan) et la psychologue Sherry Ruth Anderson (université de Toronto), identifie ce nouveau corpus social sous le terme de « Créatifs Culturels » (1).

Ils symbolisent la réponse humaine à la systémique des machines. Ce courant culturel est issu d’une frange de la population plus présente dans les associations relatives aux économies alternatives, à la santé et à la protection de l’environnement. Débordant d’idées nouvelles, ils sont des globalistes et non des mondialistes.

En 2003, la découverte des Culturals Creatives, par Paul H Ray a fait grand bruit. Aussi a-t’il raison de préciser dans son livre que ce phénomène n’est pas une mode nouvelle (2) . Car ce qui est irritant avec ce livre c’est qu’il découvre (ou fait semblant) une population de créatifs qui a toujours existé. Les gens d’idées ont tout simplement été souvent ignorés ou marginalisés par des systèmes attachés à mettre de l’ordre en toute chose, à « ordiner » plus qu’à remettre en question des pratiques ou des organisations qui pouvaient être améliorées, réinventées. Ces vigies des « signaux faibles », ces empêcheurs de travailler sans vagues, c’est vous, c’est nous, c’est moi (Grr), des gens qui ont des idées pour améliorer la vie et qui entendent être entendus ! Ces créatifs très présents dans les réseaux seraient au moins 50 millions aux Etats-Unis.

Selon Eric Seulliet, consultant d’Emergences, « les Créatifs Culturels, en conjuguant avec bonheur les valeurs d’empathie et de coopération, avec l’implication sociale, l’engagement citoyen et écologique, sont au cœur d’une transformation active de la société dans un sens plus humain ». Eric Seuillet insiste sur le fait que le grand mérite des travaux de Paul Ray est d’avoir montré que les Cultural Creatives n’étaient pas isolés comme on aurait pu le croire (3) . Ils constituent en réalité un puissant levier de changement. Mais cela n’a pu se faire que grâce aux pouvoirs grandissants de l’Internet. Ces individus emploient les possibilités augmentées de médias pour construire des arrangements sociaux complexes. Des personnalités capables de catalyser différents courants socioéconomiques, différentes alternatives à nos modes de vie, à nos façons de nous organiser.

Si les Cultural Creatives sont «la manifestation d’une lente convergence de mouvements et de courants jusqu’alors distincts vers une profonde modification de notre société» c’est indéniablement parce que les réseaux électroniques ont contribué à « désenclaver » ces zélotes d’un environnement souvent peu propice à la diffusion de leurs idées. Le phénomène n’est pas uniquement américain. Des membres de l’Union Européenne, constatant son ampleur aux Etats-Unis, ont mené leur enquête et, d’après eux, il y aurait autant de Créatifs Culturels dans les 15 pays d’Europe.

Ce pouvoir d’influence des créatifs est illustré par la progression fulgurante des applications du web pour le « social Networking ». Elle illustre une voie en pleine expansion : les possibilités relationnelles des réseaux d’idéations. Les « créatifs culturels » ont fait de l’Internet leur réseau d’élection. Porteurs d’idées et de concepts nouveaux, ils ont souvent le sentiment d’être des marginaux, considérés comme des loufoques ou des idéalistes dans une société matérialiste qui semble se contenter de son traintrain quotidien.

Le réseau les a libérés et désenclavés de leur condition de marginaux : ils sont devenus une force agissante, une force mue par des idées. Ces communautés d’hommes et de femmes utilisent la Toile pour sensibiliser l’opinion publique sur un sujet quelconque, pour faire pression sur les pouvoirs en place grâce à la puissance relationnelle des réseaux solidaires. Le troc d’information y est permanent, d’où une posture naturelle à l’échange gratuit, généreux. Car c’est cela aussi qui caractérise le succès de ces créatifs culturels : ils participent à l’ensemencement d’idées ou des propositions sans calcul de retour sur investissement. De ce point de vue, ils sont parfaitement en phase avec les chercheurs ou les tenants des alternatives économiques non monétaires. Présents dans les courants de pensées post capitalistes, amateurs de commerce équitable, activistes des économies d’énergies, nous les retrouvons dans des communautés de valeurs plus que d’intérêts. Partisans des échanges d‘idées, utilisateurs des réseaux relationnels dont ils assurent le succès, ils sont les porteurs de concepts nouveaux dans de nombreux domaines.

Paul Branstad et Chuck Lucier identifient ces créatifs dans l’entreprise sous le terme de « zélotes »*. Ils constatent d’abord que les tâches de pilotage et de management des dirigeants les empêchent de bien voir les changements en cours de formation. Ensuite, ils notent que les entreprises qui s’en sont le mieux sorties ces dernières années sont celles qui avaient écouté leurs zélotes. Les zélotes y sont décrits comme des visionnaires pragmatiques capables d’emporter par leur passion l’adhésion de l’entreprise pour aller sur des voies nouvelles. Les zélotes sont pour l’entreprise ce que sont les créatifs culturels pour la société, des individus engagés, visionnaires capables de cristalliser autour d’eux des talents qui ne demandent qu’à s’épanouir. La littérature managériale y consacre toujours beaucoup de livres en ne retenant que des figures internationales emblématiques à l’exemple de Jack Welch, de Steve Jobs. Nous en rencontrons bien plus à d’autres échelons. Pas aussi connus mais qui ont eu une influence considérable sur le destin de leur entreprise.

Je me souviens du docteur Archier qui, en se passionnant pour les méthodes des groupes de progrès au Japon, introduira celles-ci avec succès dans le groupe Lesieur Cotelle Associés. Ces zélotes créatifs font rarement les premières pages bien qu’ils soient souvent la « machine à créativité » des grands de ce monde. Dans l’entreprise ou dans les institutions gouvernementales, on attend d’eux une créativité de tous les instants tout en leur offrant rarement un sort enviable. Ils font de l’ombre aux puissants.

Des milliers de zélotes œuvrent à faire avancer leur société en se mettant en permanence en danger. Ils sont « la tête de pont » des futures évolutions stratégiques de leur entreprise. On en trouve aussi dans les plus grands cabinets de conseils mondiaux où ils suivent l’évolution des environnements des entreprises de leurs clients. Porteurs de visions, certains devenus « gourous », sont invités à Davos ou dans d’autres forums internationaux où ils ensemencent de leurs idées l’esprit des grands de ce monde. Hérétiques ou encensés, les zélotes sont toujours des individus intuitifs et instinctifs difficiles à gouverner par des personnalités trop rationnelles, autoritaires et qui acceptent difficilement les contradicteurs. J’y vois la première des raisons de la stérilité certains « thinks tank » français due à la rivalité des égos. Seuls des zélotes, souvent solitaires, portent encore cette belle idée que l’imagination, si elle n’est pas au pouvoir, elle l’influence néanmoins.

1. Le terme « Culturales creatives » a été promu par le sociologue américain Paul H. Ray afin d’illustrer les nouvelles tendances collectives à créer des contre-courants de pensées aux systèmes en place. Une sorte de résistance douce, par les idées pour répondre aux idées assénées à tout va par les gouvernants quel qu’en soit la tendance. Le succès de cette approche toute récente est tel que des dizaines de milliers de contribution sont d’ores et déjà disponibles sur Google.

2. « The cultural creatives : how 50 million de people are changing the world »,

3. Business Digest d’Octobre 2003 – N°134

* Du grec “zelos” qui signifie ardeur et rivalité” voir “Zealots Rising: the Case for Pratical Visionaries” (Strategies+Business de mars 2001)

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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