A l’occasion d’un récent débat organisé par Les Amis du Monde Diplomatique à la mairie de Versailles, Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon rappellent que le capital financier de la bourgeoisie est augmenté par le besoin d’accumuler un « capital social »

« Nous sommes entrés dans une phase néolibérale du système capitaliste ». C’est ainsi que Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon , observateurs assidus et spécialistes de la bourgeoisie, introduisent le débat.

L’exemple du yacht de Bolloré le rappelle bien, tout comme le titre si bien trouvé du Canard : « ça commence Malte ». Sociologues et journalistes font ainsi écho aux multiples cadeaux de N. Sarkozy aux patrons du CAC 40. Lors de la fête post-victoire électorale, de fait, plus de figures politiques, mais des patrons du CAC, pléthore ! Cette classe des « riches » joue peut-être bien d’un double discours, avançant sous le masque du mérite mais valorisant en réalité la France de l’héritage (ils ont d’ailleurs promu la loi TEPA, qui défiscalise les heures supplémentaires. Devinons à qui elle bénéficie…). Il y a bien une forme de cynisme dans ce mouvement et quelque chose de véritablement concomitant de l’ère Sarkozy : l’argent et la richesse décomplexée ! Si le népotisme et les passe-droits existaient sous Mitterand ou Chirac, une certaine pudeur semblait maintenir ces faits dissimulés. Aujourd’hui, au contraire, ils sont omniprésents et apparents. Ceci tient sans doute d’ailleurs de la construction médiatique permise et offerte aux membres du gouvernement, construction qui entraîne une personnification du personnel politique. Le problème de la collusion du pouvoir et des médias n’est pas nouveau, il suffit de visionner les derniers films de P. Carles pour s’en persuader.

C’est en cela que l’on peut voir, selon nos deux sociologues, une évolution de la « lutte » à la « guerre » des classes. De fait, cette sémantique guerrière est celle que les riches valorisent (que l’on repense aux « parachutes » dorés, au « bouclier » fiscal qui passe de 60% à 50% grâce à Sarkozy). On distribue les privilèges, comme les légions d’honneur, à des hommes d’affaires ! Petit clin d’œil à l’actualité : en juillet 2009, à qui le président la remet-il ? Sisi, la Grande Croix est attribuée à Jacques Servier, dont le nom sonne déjà avec Médiator et et alors que le rapport sur le médicament était déjà entre les mains du gouvernement… Remarquons aussi que les réseaux oligarques de gauche et droite se recoupent, notamment (étrangement ou pas) ceux de DSK et de N. Sarkozy. Partant de ce constat, on pourrait tomber dans l’immobilisme. Au contraire, les Pinçon-Charlot clôturent leur texte par un chapitre intitulé « Que faire ? ». Une lueur d’espoir ? De vraies propositions en tout cas, à découvrir, mais notamment des études sur diverses réformes à potentiel révolutionnaire, selon eux, comme le changement de la classe politique –à rajeunir-, la modification du statut d’élu -1% d’ouvrier seulement à l’Assemblée Nationale- ou le vote obligatoire pour tous.

Les deux auteurs ont commencé à travailler sur la grande bourgeoisie en 1987 avec une approche anthropologique. Ils considèrent dès lors avoir pour sujet d’étude une véritable classe sociale, définissable objectivement : un niveau de revenus, des modes de vie, une certaine position dans les rapports de production, une certaine conscience de soi aussi. Certains n’en sont pas issus de naissance (Pinault, Arnaud) mais c’est la classe qui décide elle-même des entrées de ces nouveaux arrivants, fonctionnant par cooptation au sein de clubs, rallyes, cercles, CA… Cette classe se manifeste par l’existence de réseaux continuellement ravivés et c’est ce qui a frappé le couple Pinçon-Charlot. Elle manifeste le besoin d’accumuler un « capital social » pour reprendre les mots de P. Bourdieu, ce besoin qui leur donne aussi une force extraordinaire. En un mot, s’y lit un double mouvement de ségrégation et d’agrégation de ces membres entre eux.

De quel(s) réseau(x) s’agit-il ? De la famille, premièrement, qui est un cercle extrêmement vivant et élargi (cousins, frère par alliance, etc.) Dans ce milieu, on peut faire ce que l’on veut quand et tant que l’on est héritier. Cette logique de la fortune est dynastique, valorisant la transmission, les générations suivantes, une certaine idée qui veut que les « riches » laissent à leurs enfants plus de choses que la plupart des Français, après leur mort. Les réseaux permettent aussi un «ennoblissement » par les mariages mixtes au sein des structures de classe, entre bourgeois et nobles si l’on schématise. Il n’est pas simplement question d’argent mais d’héritage, de culture aussi, beaucoup d’hommes de lettres et d’art gravitant dans ces cercles. Bref, au Jockey Club, tout le monde n’a pas une grande fortune mais un carnet d’adresse de six Rollex de long…

Pour les Pinçon-Charlot, il nous faut distinguer la classe en soi (qui a des conditions de définition objectives) et la classe pour soi (dans la conscience). Dans le cas des « riches », il s’agit d’une classe qui est mobilisée, une position qui se défend ensemble, et pas seulement individuellement. Il s’agit bien là d’un ghetto, que l’on se souvienne d’ailleurs de la villa Montmorency dont l’accès est fermé par une loge et qui abrite Bolloré, Bouygues, Bruni et autres B…ourgeois. Alors que 150 logements HLM étaient prévus à proximité de la villa, vers Auteuil dans le 16e, ses « riches » habitants y ont fait pression et réussi à empêcher leur création. Tout est question d’assurance or cette classe sociale a la particularité d’être sure d’elle-même, au point de provoquer une « violence sociale symbolique » (dixit nos PC, Pinçon-Charlot ndlr), une « timidité » chez les autres, les exclus.

C’est justement cette violence sociale symbolique qu’il faut démonter, action qui constitue la condition même de l’existence d’un mouvement de contestation du pouvoir de cette classe. Si les riches sont sur-représentés dans les grandes écoles, sont un produit de la société, ont été depuis l’enfance pris dans un système qui a pour objectif d’être fait pour eux, les héritiers, il faut rejeter cette « timidité » qui nous affecte à leur abord.

Le problème annexe, mais pas si annexe que ça lorsque l’on envisage l’évolution de la pensée collective en France, est de savoir pourquoi si peu de gens parlent (entendre étudient) des riches. Les PC ont un avis clair sur la question : « après 1968 la sociologie s’était constituée en direction de la classe populaire. Les sociologues se retrouvaient dans une impossibilité tacite de parler et d’étudier les autres milieux sociaux, les riches en un mot. » La critique sociale s’institutionnalisait, les sociologues se jetant, comme les autres, sur les postes ouverts et s’y encroûtaient parfois… À l’époque, nombre d’écrits sur les pauvres paraissaient. À l’opposé de ce mouvement, les deux sociologues ont cherché une autre direction, proposant des manifestations dans les beaux quartiers. Leur travail était donc assez mal reçu, et ce jusque récemment, y compris par leurs plus proches collègues.

On peut néanmoins remarquer quelque notables exceptions (Alexis Ferrand a travaillé sur les grandes fortunes, après avoir assisté à des négociations entreprises avec le FISC à l’Elysée). S’est alors posée la question de l’étude de terrain, sociologique : comment investir ce milieu qui ne fonctionne que par cooptation ? Qu’à cela ne tienne, les deux sociologues ont été recommandés par deux parrains au sein d’un milieu où, de toute façon, on écrit beaucoup ses Mémoires, ce qui facilite grandement les enquêtes sociologiques. Du coup, les « riches » ont plutôt apprécié le travail des sociologues, publié d’abord sans les noms véritables des interviewés, ce qui donna lieu à un petit jeu dans le tout Neuilly : « qui est qui ? » En un sens, le principe d’anonymat servait à protéger les auteurs plus que les interviewés, qui, au contraire, avaient une grande conscience des privilèges dont ils jouissent et en développaient (développent toujours) une grande fierté.

Seconde interrogation : quel terme employer pour les qualifier, ces « riches » ? Les deux sociologues utilisent parfois d’autres termes comme celui de l’oligarchie, moderne, qu’utilise aussi H. Kempf. Tout dépend en vérité de ce que l’on veut dire de cette classe. Selon eux, on parlera d’oligarchie lorsqu’il s’agit d’évoquer leur pouvoir, d’aristocratie de l’argent lorsqu’il s’agit de leur lignée. L’oligarchie est d’ailleurs un mot qui se banalise actuellement du fait de ce mouvement de plus en plus apparent vers un monde des affaires qui s’approprie ouvertement l’Etat.

Rappelons-le : notre président est un avocat d’affaire mais il n’est pas seul ! 14 autres avocats d’affaire sont passés au gouvernement depuis N. Sarkozy. Qui pis est, l’ancien maire de Neuilly a toujours ce statut d’avocat parce que le barreau ne l’a pas omis or il représente (théoriquement) la séparation des pouvoirs… Aucune remise en cause des conflits d’intérêts possibles par notre gouvernement actuel, donc.

À défaut de faire nous même le barreau et de juger des torts de ces « riches », il nous reste la possibilité de faire changer les choses sans arrêt en diffusant le petit livre des Pinçon-Charlot* autour de nous…

*« Le président des riches »

Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy

Editions Zones

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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