Telle une plante qui ne peut se développer pleinement faute d’un terrain propice, l’économie numérique ne peut se déployer en France que dans la mesure où nous serons capables de laisser tomber certaines de nos préventions vis à vis du progrès technologie et de la science en général.

Nous devons concilier des choses parfois contradictoires. Disposer de suffisamment de puissance technologique est indispensable mais ne suffit pas, il faut savoir l’utiliser pour inventer la vie … et les organisations, les nouveaux métiers, qui vont avec. « Le développement d’un pays n’est possible que s’il existe une convergence entre sa culture économique, sa culture technologique et sa culture organisationnelle » rappelle opportunément Jean-Jacques Salomon dans « La quête incertaine (1) ». Cette convergence doit être une quête permanente pour un dirigeant.

Entre confort et crainte : le positivisme technologique a disparu.
Le 20 juin 2009, Le Collège de France a organisé une réunion sur le thème : Sciences, Recherche et Société. Une première qui soulignera à la fois l’importance de la R&D française dans certaines disciplines et la construction d’un lien, d’une relation plus forte entre les scientifiques et la Société. Michel Serres rappellera que le procès fait à Galilée était celui d’une société contre le chercheur, et comme ce sera le cas régulièrement, contre les chercheurs et la recherche en général. Une vilaine querelle qui valut mort d’hommes, condamnés pour la seule raison d’avoir observé les choses du Monde plutôt que de rester dans les affaires courantes de la Cité.

Longtemps, les sciences et les techniques furent considérées comme occultes, dangereuses, relevant d’un corpus aussi mystérieux que menaçant. Le fait de révéler des savoirs aux profanes représentait un danger. Par exemple, les savoirs de la comptabilité étaient encore interdits au moyen âge. Les progrès par les sciences et les techniques du 18 et 19e siècle auront transformé cette vision. La société a profité des découvertes pour gagner en confort de vie, de santé et au travail. Les technologies ont modifié nos pratiques professionnelles, nos outils et bien sûr, nos organisations. Elles ont aussi amené de fortes inégalités dans l’accès au confort, dans l’accès à la santé, au travail et aux outils modernes. Les sociétés occidentales ont du subir en contrepartie de ce progrès les applications productivistes et spéculatives des innovations et des outils technologiques.

Le progrès pouvait-il devenir l’ennemi de l’homme ?

Ce fut le cas. Une crise de confiance envers la technologique s’est révélée avec l’accident de Tchernobyl en 1986 et par l’arrivée massive de l’informatique, de l’internet et des ordinateurs (2.) Le « scientisme » progressiste, entrainé par son propre mouvement, ignorait à nouveau la Cité. La Société découvrait ce qui lui tombait sur la Tête et y réagissait parfois avec violence (OGM, radiations, ondes des portables, contre façons des médicaments …). La méfiance à nouveau s’installait.

Depuis le début du XXème siècle, bien que parfois chèrement payé, le progrès qu’illustraient les victoires contre la rage, les maladies infectieuses, la tuberculose, l’amélioration des conditions de production agricole et vétérinaire était perçue comme une conquête collective. Chacun à un moment ou à un autre reconnaissait ce qu’il devait à la science et à la technique dans l’amélioration de ses conditions de vie et de travail. L’eau potable, des dents saines, la correction de la vision déficiente, la diminution des sites toxiques dans les usines, la vie matériellement plus agréable, les transports bon marché, la culture accessible grâce à la télévision, tout cela émerveillaient nos parents.

Au point que la Science et ses découvertes merveilleuses tenaient lieu d’une sorte de religion laïque, d’une croyance naïve dans un cycle vertueux qui nous offrait le meilleur de la connaissance. A la fin de la dernière guerre mondiale, la découverte de la bombe atomique et de ses radiations mortelles et, semblait-il, éternelles, marque le début d’un horrible doute pour notre société. Ce doute issu du cercle des initiés touche désormais, depuis, une majorité de la population. La peur du progrès s’inscrit en creux des magnifiques découvertes du XXe siècle. La surexploitation agricole et ses nitrates, l’élevage intensif et ses conséquences sur la chaîne alimentaire, l’industrialisation et ses pollutions, la civilisation automobile, ses encombrements et l’effet de serre, l’urbanisation des cités, ses zones de non-droit et ses loubards, les impacts de la civilisation des loisirs même et maintenant l’accélération présumée de la destruction des emplois par les technologies de l’Information, masquent la plupart des effets bienfaisants des sciences et des techniques aux yeux du commun.

Le positivisme technologique se transforme en déroute. Les avancées scientifiques majeures ne font que renforcer cette image du progrès destructeur. Les découvertes des effets du prion dans la maladie de l’encéphalopathie spongiforme bovine, ceux du sida, du cancer, autant de secrets révélés qui nous permettent de mieux comprendre les dangers qui nous entourent, mais c’est, semble t-il, pour en avoir plus peur encore. Fait aggravant, bon nombre d’inventions marquantes sont devenues « silencieuses ».

La découverte du transistor et surtout les prouesses technologiques qui ont permis la fabrication de millions de transistors pour quelques centimes, n’ont concerné que les métiers spécialisés avant d’arriver dans le grand public qui ne s’interroge guère sur la chaîne de valeur ajoutée qui a abouti à cette fabuleuse découverte. C’est vrai aussi des centaines de médicaments nouveaux, de molécules qui transforment notre vie, de façon silencieuse. En limitant ses relations avec la Société, la Science est devenue à nouveau sujet de suspicion. Ne sortent plus dans le public que les scandales qui marquent la conscience collective, la farce de la mémoire de l’eau, le faux espoir de la fusion froide, les conflits de paternité sur la découverte du sida, les pollutions de tous ordres, etc. De même, si les bons côtés des innovations technologiques sont ignorés, minimisés, les mauvais sont immédiatement montés en épingle, Internet et ses effets pervers d’addiction, la réalité virtuelle et ses drogues psychédéliques, les OGM, les télécommunications et la délocalisation des emplois ou le flicage par les technologies.

Un sentiment d’urgence et de danger diffus s’empare de tous: stop, ça va trop vite! La technologie crée le chômage, la déstabilisation des systèmes vient de la technologie. Les Sciences et les Technologies sont devenues des ennemies! Bref « l’Empire des techniques et la société divorce à torts réciproques », selon la formule de Roger Lesgards (dont je rappelle qu’il a été le président de la Cité des Sciences et des Techniques de la Villette) (3). Le philosophe Alain Touraine constate que « l’on ne croît plus que le progrès technique et scientifique entraîne le progrès social et humain» (4). La « technologie joue contre l’emploi » affirme Jean-Jacques Salomon dans un article de l’Expansion de juin 1993. Et pour séduire un public déjà conquis, la compagnie américaine Sun lançait, en 1997, une grande campagne de publicité sur les thèmes du « refus de la technopollution » et de « l’overdose technologique ». Tous ces points de vue négatifs pas forcement inexacts mais parfois mis en scène de façon tendancieuse, fortement médiatisés, font le lit d’une orthodoxie qui limite ou bride l’innovation. Voilà où nous en étions au début des années 2000.

De nouvelles obligations pour le monde des Sciences & des Techniques
Le bouleversement actuel du Monde est en train de changer la donne. Travailler sur l’accès à des énergies nouvelles, économiser nos ressources ou améliorer l’habitabilité de notre planète, modifier nos écosystèmes me paraît désormais plus urgent que d’envisager de modifier celui de Mars pour y vivre un jour. Savants, chercheurs, si nous commencions par nettoyer devant notre porte ! Notre époque marque un grand tournant que soulignera Michel Serres dans son allocution de juin. La crise, les crises qui affectent le Monde semble devoir modifier ces rapports conflictuels. Alors que les sciences ignoraient la Société pour s’occuper des choses du monde, disait-il, les voilà qu’elles se mettent à parler à la Société des choses du monde. A parler à la Société des nouveaux enjeux (Montée des eaux, transformation des climats, limitation des ressources, mise en danger des écosystèmes) dus à ses transformations.

La Science et la Cité s’allient enfin pour parler du Monde. Comme le soulignait Valérie Pécresse, Ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, en conclusions de la journée du 20 juin 2009 ; « En nous privant de ce dialogue entre la société française et ses scientifiques, nous prendrions le risque de nourrir le rejet des technologies qui s’exprime parfois et, avec elles, de la science qui les rend possible. La Cité désormais s’intéresse au Monde car elle le sent en danger, ce qui modifie fondamentalement la place qu’elle attribue au monde scientifique et à la R&D. Face aux dangers on resserre les rangs. La Cité désormais attend des Sciences et des Techniques des solutions nouvelles. Le Monde se voit confronté à des périls qui sont autant de défis pour l’espèce humaine, sa survie, sa capacité pour le plus grand nombre à accéder au progrès scientifiques et techniques et au confort le plus élémentaire.

Face à la crise actuelle, pour la Société, seule la technologie et des inventions scientifiques majeures pourront réparer ce que la science et les techniques du passé ont perturbé ou cassé. Les révolutions scientifiques à venir s’inscrivent dans un besoin urgent de résoudre des problèmes concrets et, disons le, au détriment parfois de certaines options moins urgentes en regard des besoins de survie de l’espèce humaine. Le monde scientifique ne peut s’abstraire, ne doit pas s’abstraire, sous prétexte d’enjeux propre à la R&D de l’épopée humaine et ses problèmes, même si cela doit retarder de dix ans ou plus le retour sur la Lune, la compréhension de la corpuscule de Dieu, la découverte de planètes extraterrestres ou toutes autres passionnantes percées qui ne soient pas celles d’une actualité pressante. Cela veut dire aussi que la R&D doit s’emparer de ces sujets dans un esprit de compétition mondiale au moins autant que de curiosité scientifique, fut-elle Universelle. En cela le monde des Sciences et des Techniques donnera sens à sa propre existence dans son engagement de service envers la Cité.

1 Salomon Jean-Jacques, La quête incertaine, Paris, Economica, 1994. voir aussi « L’émergence technologique de l’Asie Orientale » Michel Dagonneau, Phippe Hayez, Bernard Mély, Futuribles, Novembre 1997.

2 Note sur le doc annexe qui sera remis

3 Roger Lesgards, ancien président de la Cité des Sciences et de la Techniques L’empire des Techniques; avant-propos, Point Sciences

4 L’Express numéro spécial quarante ans

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

Catégorie(s)

Le Magazine, Sciences et société

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