Le débat entre lenteur et vitesse bat son plein, au rythme des craintes que suscite le progrès technologique et des tendances sociétales privilégiant des modes de vie plus calmes.

La théorie du philosophe et urbaniste Paul Virilio selon laquelle l’accélération du progrès technique nous mène à notre perte (lire » la vitesse de libération ». Galilée), rencontre un écho tout particulier avec l’actualité de la crise économique.

N’est-il pas temps de ralentir, comme s’interrogeait récemment une émission Thema sur Arte, présentant le film « Penser la vitesse » du journaliste Stéphane Paoli ? Aujourd’hui le philosophe Hartmut Rosa professeur à l’université Friedrich-Schiller de Iéna en Allemagne et auteur de « Accélération »(La Découverte) est à peu près sur la même longueur d’ondes. Pour lui, la promptitude est l’essence de la peur.

De même le journaliste canadien, Carl Honoré, nous invite dans son best seller « Eloge de la lenteur » (Marabout) à visiter les paysages du mouvement Slow. Ce mouvement, en réaction à nos styles de vie dominés par une agitation permanente sans bénéfice objectif, nous invite à nous poser pour trouver un nouvel équilibre.

Avant eux, Milan Kundera (« la lenteur ». Gallimard) et l’ethnologue Pierre Sansot, dans son « Du bon usage de la lenteur » (Payot) nous promenaient dans la nostalgie du temps où l’on prenait le temps de vivre, de flâner, de lire.

Selon ces esprits clairs, nous vivons dans un monde de fous. L’usage frénétique des technologies de la mondialisation nous plonge dans le culte de l’intensité de l’instant avec d’un côté le temple de l’ADSL, de l’autre celui du fast food. L’heure est à la valorisation de la satisfaction immédiate des désirs, à la chasse aux temps morts, à l’intensification du travail et au raccourcissement des délais d’exécution. L’être humain, dans sa course à l’argent, à la quête du paraître, use une énergie folle pour maintenir le cap d’exigences toujours plus élevées. Au point qu’il en oublie la réalité.

L’histoire (passé-présent-futur) disparait dans l’instantanéité du temps. Le temps devient opaque, oublieux. Nous évoluons au gré des buzz, des twit et des zap dans un état d’« hyperfonctionnement » permanent, dans l’impossibilité de prendre le temps du recul et de l’analyse. Le réflex (rapide) a remplacé la réflexion (durée). Ce « court-termisme » généralisé, cette focalisation sur la rentabilité immédiate au détriment du développement à long terme nous mène à l’abime.

A lire ou écouter les auteurs qui s’emportent contre le dogme de l’urgence, heureusement, des contretemps salutaires s’opposent à cet impératif du temps réel. Et l’on ne peut que s’en féliciter. Tout se passe comme si l’excès de vitesse, les contraintes du court termisme et l’accélération permanente du temps dans lequel nous vivons, sous l’influence des NTIC et du phénomène internet, trouvait sa contrepartie dans une sorte de revanche du temps « long » ou du temps « lent » que l’on peut observer, ici et là, dans les tendances sociétales disparates. En témoignent la tendance au slow food (en réaction au fast food), mais aussi le succès de la « vélo-rution » (mobilité durable), le développement des Cittaslow en Italie (villes lentes comme Orvietto), l’impact de l’idée d’immeuble zéro énergie et de croissance zéro, le vouloir « travailler moins pour travailler mieux », l’importance prise par les circuits de distribution courts (Amap), l’enclin à privilégier la coopération (qui exige du temps social) à la compétition (le plus rapide gagne) et plus généralement l’intérêt porté au « développement durable »

Il est devenu ainsi très commun d’opposer entre eux les vertus de la lenteur et les vices de la rapidité. Pourtant il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans la mise en opposition de ces deux fonctions : lenteur et vitesse. Le monde est-il réductible à ces catégories ? Y a-t-il les « pro-lents » d’un côté et les « pro-rapides » de l’autre ? Tout comme il y aurait, d’un côté, les partisans de la transparence contre, de l’autre, les zélateurs du secret (avec l’affaire Wikileaks). Ou comme il y aurait les défenseurs du principe de précaution contre les adeptes du risque. Et en allant plus loin les jeunes contre les vieux, les libéraux contre les écolos, les progressistes contre les « résis-temps ». Nombre d’analystes des courants de consommation se contentent de ces apparents antagonismes. Ben voyons, c’est tellement plus simple!

L’éloge de la lenteur pêche par le caractère précipité de ses énoncés. Et force est de supposer que le marketing y trouve grand profit. Un peu comme il le trouve en lançant la mode du produit « light ». Les auteurs mentionnés plus haut ne s’y trompent pas. Hartmut Rosa estime en effet que la plupart des tentatives de « décélération » sont des fausses sorties qui ne permettent que de mieux repartir (la sieste-minute, la séance de relaxation, la retraite au monastère pour cadre surmené).

Lucide, Carl Honoré sait très bien que l’urgence ne va pas disparaître d’un jour à l’autre et que ceux qui décident de prendre leur temps ont les moyens de le faire, soit parce qu’ils vivent dans le confort ou qu’ils ont la possibilité de choisir leur vie, soit parce qu’ils sont déjà à la retraite.

Pour les autres, les moins nantis, c’est plus compliqué. Pas question de lever le pied. Toute revendication liée au temps est vite condamnée comme prétexte à paresse. La Loi sur l’aménagement de la réduction du temps de travail (les 35 heures) a suscité un tollé dans les milieux de l’entreprise. Un signe devrait nous alerter sur le caractère factice d’une telle division. Mais comment se fait-il que ce sont souvent les hommes qui courent le plus vite, les décideurs, les hommes pressés, habitués aux rushs médiatiques et économiques qui nous parlent de lenteur et nous donnent des leçons de calme et de sagesse ?

Ce sont parfois ces mêmes « surfers » qui fonctionnent en urgence et revendiquent la lenteur. Cette posture leur confère une supériorité ; « je sais de quoi je parle, je suis passé par là ». Cette posture est courante. Elle est le pur produit de nos comportements d’hyperconsommateurs . Tels les anciens fumeurs transformés en parangons d’intolérance avec ceux qui fument, ils deviennent les idéologues d’une sorte de rédemption. Pour sûr, nombre d’entre eux, une fois la mode passée trouveront un autre avatar marketing pour vendre. Il convient toujours de trouver de nouveaux débouchés. Après la lenteur (slow), après la légèreté (light), on nous dira sans doute que la pauvreté est une valeur formidable et qu’on gagne à être pauvre. Et c’est ce qui risque de se passer. En témoigne l’appauvrissement des classes moyennes.

En réalité, notre société consomme aujourd’hui des concepts, des fonctions comme on consomme des produits. Puis, elle en change, au gré des fluctuations de la société. La faute à qui ? A notre propension à transformer les fonctions, les idées en dogmes et finalement à évacuer la puissance du sens qu’elles portent en elles.

Aussi bien, tombons-nous dans le piège de la pensée mécanique qui consiste à « parler de la lenteur avec hâte » dans les catégories du rapide. Prôner un monde de la lenteur qui serait démocratique contre un monde de la vitesse qui serait tyrannique n’a aucun sens. Si on convient que la vitesse de notre société, érigée en dogme de fonctionnement, confine à une forme de tyrannie de l’urgence, on peut tout aussi bien convenir que le modèle de la lenteur, pensé comme dogme, aboutit au repli et au conservatisme. Cette opposition mécanique d’une durée contre une autre nous empêche de penser l’avenir. Pas forcément mieux.

Il faut donc changer de registre et admettre que la lenteur et la vitesse ne fonctionnent pas comme des objets de consommation, ni des outils marketing, ni des principes dogmatiques. Impossible d’opposer l’une à l’autre.

Où est le problème ? Le problème, c’est que nous avons perdu le sens de ce qu’on appelle la dialectique. Ce concept hégélien, très opérant dans les années 70 a perdu de sa vigueur avec la société d’hyperconsommation où tout se vaut. Le dialectique consiste à prendre en compte les contraires comme fondus en une catégorie supérieure où le positif comme immanent au négatif, constitue le spéculatif.

Plusieurs auteurs ont mis le doigt sur cette dynamique des phénomènes qui se présentent sous deux aspects mutuellement opposés, manifestant leur nature contradictoire mais trouvent dans leur intimité une production féconde. Ainsi en est-il du mouvement et du repos, de l’ouvert et du fermé, du lent et du rapide.

C’est bien ce qui doit nous rendre optimiste, dans notre monde: il y a la place pour d’autres rythmes, il suffit de s’en saisir. La question du temps ne peut se poser ainsi que dans la double exigence de lenteur et de rapidité. Si Proust nous invite dans le temps long, rien ne nous empêche d’aimer Malraux qui nous introduit dans le monde de l’urgence. « Vis dès maintenant » conseille Senèque.

La question que nous posons est de savoir si cette aspiration à prendre son temps est antinomique avec la rapidité et le désir d’immédiateté qui caractérisent nos comportements ou bien si les deux temporalités peuvent cohabiter ? Les nouvelles technologies nous poussent-elles toujours plus vers la rentabilité de notre temps ? Ou sont-elles susceptibles de nous permettre, grâce au temps gagné, de découvrir des plages de liberté et des moments plus rythmés entre vie professionnelle et vie personnelle ? Que dire de la vitesse, pour sa défense ? L’urgence est violence du temps mais elle peut être liberté car elle donne une intensité au temps et le dégage de sa pesanteur durable, de ses procédures rigides.

Tout est possible dans l’instant. L’extase, par exemple. « La vitesse est la forme d’extase dont la révolution technique a fait cadeau à l’homme, écrit Milan Kundera dans « La lenteur ». Contrairement au motocycliste, le coureur à pied est toujours présent dans son corps, obligé sans cesse de penser à ses ampoules, à son essoufflement ; quand il court il sent son poids, son âge, conscient plus que jamais de lui-même et du temps de sa vie. Tout change quand l’homme délègue la faculté de vitesse à une machine : dès lors, son propre corps se trouve hors jeu et il s’adonne à une vitesse qui est incorporelle, immatérielle, vitesse pure, vitesse en elle-même, vitesse extase ».

La vitesse, c’est aussi l’instant de la création, de l’intuition, de l’opportunité, le temps de l’inspiration, de l’enthousiasme, de la vivacité dans tous les domaines pratiques et théoriques. Nous admirons la virtuosité dans la vitesse d’exécution d’un geste précis. Mais nous savons tout ce qu’il a fallu de lenteur et de répétition pour l’apprendre et le déployer. Le savoir a besoin de la durée pour se démontrer. Il se saisit de la vitesse pour prendre le temps. La lenteur a besoin de la vitesse pour faire bouger les marges, faire jouer les contradictions, produire du sens, et mieux redimensionner notre rapport au monde.

Pour y voir plus clair, Pierre-Henry Frangne, maître de conférences en philosophie de l’art à l’université de Rennes 2 (http://pierre.campion2.free.fr/frangne_lenteur.htm. 2006), nous conduit vers Platon. Dans les catégories platoniciennes, la dialectique pourrait se confondre avec la sagesse, la maieutique, soit : l’art d’accoucher. Dans la sagesse, la vitesse et la lenteur s’équilibrent, se complètent, se fécondent, ne s’excluent pas. « Notre problème est donc bien celui de la double exigence de lenteur et de rapidité, celui de la co-présence de la lenteur et de la rapidité qui fait qu’elles n’existent pas en soi (elles ne sont pas des absolus comme le grand et le petit, comme la force et la faiblesse) mais dans un rapport. »

Pour ce dernier, la co-présence de la vitesse et de la lenteur se fonde sur un troisième rapport qui n’est pas seulement celui du temps et de l’éternité, qui n’est pas seulement celui des différentes dimensions du temps, mais qui est celui qui s’établit entre différentes temporalités qui se juxtaposent, se croisent et s’affrontent. Chaque action contient une temporalité propre ; chaque action engendre sa propre temporalité.

Dans un dialogue entre Socrate et Charmide, Socrate qui est tout le contraire d’un homme pressé surprend par ses propos qui font l’éloge de la rapidité. « Mais quoi, qu’est-ce qui est le plus beau ? D’avoir de la facilité ou de la difficulté à apprendre ? […] N’est-il pas plus beau d’instruire autrui rapidement qu’avec lenteur ? — Oui. […] — Comprendre vite, n’est-ce pas le fait d’une âme vive, plutôt que d’une âme qui pense tout posément ? — C’est la vérité. […] — Donc Charmide, dans tous les cas, qu’il s’agisse de l’âme, qu’il s’agisse du corps, ce qui apparaît le plus beau, n’est-ce pas ce qui atteste la promptitude, la vivacité, mais non pas la lenteur ? — C’est bien possible ! […] — À vivre d’une façon posée on ne serait pas plus sage qu’à ne pas vivre d’une façon posée, puisque c’est au compte des belles choses que nous avons porté la sagesse, et que, d’un autre côté, les actes prompts nous ont révélé une beauté qui n’est pas inférieure à celle des actes accomplis bien posément ».

« La rapidité est partout préférable mais à condition cependant, et la fin du dialogue le dira explicitement, qu’elle s’accompagne de tempérance, qu’elle soit contrôlée ou contrainte », explique P. H. Frangne. À condition qu’elle contienne en elle-même un frein, une limite, c’est-à-dire une mesure : « Hâte-toi lentement » semble dire Platon.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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