La crise est-elle enfin derrière nous ? Tous les signes montrent qu’elle est encore bien là. Virulente. La réforme du système financier semble très mal assurée. La défaite d’Obama risque de compromettre les velléités de moraliser l’économie. Car les mauvaises habitudes restent profondément ancrées dans les profondeurs d’un système qui trouve avantage à continuer sa course folle. Jusque quand ?

A plus d’un titre, la défaite du camp démocrate aux élections américaines de mi-mandat sonne comme le glas d’un espoir. Et la réforme de Wall Street, la plus vaste réforme du secteur financier jamais opérée depuis la Grande Dépression des années 1930, aux Etats-Unis, risque de tourner court. Les investisseurs financiers et le camp Républicain ne pardonneront pas à Barack Obama d’avoir voulu encadrer les activités des banques. Ni d’avoir voulu limiter leurs activités spéculatives. Ni d’avoir proposer de neutraliser les banques trop grosses. Ni d’avoir augmenté les règles bridant les marchés financiers. Ni d’avoir osé mettre un terme aux avantages fiscaux accordés pendant les années Bush aux nantis. Ni de rendre transparent le marché opaque des produits dérivés. On ne doute pas que le lobby bancaire va se mettre en ordre de bataille pour faire échouer chacune des 500 nouvelles régulations de la réforme de Wall Street. Le rodéo que le président américain voulait faire cesser pourrait ainsi reprendre de plus belle.

L’affaiblissement du président américain nous rappelle que rien n’est jamais gagné sur le terrain de la moralisation de l’économie. Et quand bien même on crie haro sur les traders, quand bien même on s’emporte contre les paradis fiscaux ou on martèle sa volonté de sanctionner les abus et de taxer les profits, aussi haut et fort affirme-t-on vouloir séparer nettement les banques d’investissement et les banques de particuliers, on sent bien que sur le fond, la crise mondiale n’a pas suffi à nous vacciner contre les méfaits de la spéculation et la pathologie de la cupidité, érigée en principe de management. Les banquiers n’ont pas cessé leurs mauvaises habitudes en matière de spéculation. La pompe du crédit n’est pas vraiment réamorcée et le système bancaire reste fragile, ancré dans la pathologie d’une économie virtuelle basée sur le bonus de fin d’année, comme modèle de rémunération et de gestion des ressources humaines.

Voyons les choses en face. 33 milliards de bonus ont été distribués aux Etats-Unis, malgré la crise. Plus que ce qu’il faudrait pour aider à lutter contre la faim dans le monde. Le premier semestre 2010 a été marqué par le retour des profits et des rémunérations faramineuses. Et ça continue. Aujourd’hui, plus de 40% des profits viennent de Wall Street. Non rien n’a changé sous le ciel de la bourse. La crise n’a pas affaibli le pouvoir de la finance. Les produits toxiques et les fonds spéculatifs continuent d’alimenter un système qui pense qu’il peut abolir les leçons de l’histoire. 20 établissements financiers font la loi dans le monde et les gouvernants sont incapables d’opposer une réelle résistance à ces maîtres de la planète.

Le risque d’une deuxième crise est non négligeable. Il suffirait, comme le rappelle l’économiste Daniel Cohen, que les ménages américains, moteur de la croissance, décident de ne peut plus payer. Les plans de relance vont bientôt cesser de produire leurs effets, alors que les gouvernements risquent, de vouloir resserrer trop vite le robinet budgétaire. Ainsi, le monde de l’économie a le dos au mur, sans droit à l’erreur. Nous n’avons plus de seconde carte, les Etats de plus en plus déficitaires ne se porteront plus garants. Et le salut pour la moralisation de l’économie ne viendra certainement pas des nouveaux grands acteurs mondiaux. La Chine et l’Inde ne sont pas d’une espèce différente de la nôtre. Tel est l’ampleur du problème : le risque d’une répétition de notre propre histoire.

Certes la nature de la crise a comme principal responsable l’excès de «financiarisation» avec ce qui la nourrit : les délits d’initiés instantanés. Mais elle est bien plus que cela.

Comme s’interroge Daniel Cohen dans son livre «la Prospérité du vice», n’est-elle pas d’un genre nouveau : la première crise du XXIe qui cumule l’excès de financiarisation à l’hyperconsommation ? La cupidité des banquiers n’aurait d’égale que « notre fièvre acheteuse à tous » ! Les firmes, animées par le seul impératif de la performance sont focalisées sur la rentabilité immédiate. C’est la folle course en avant vers toujours plus de productivité, de pouvoir d’achat, de dépenses, d’un bien-être d’ailleurs illusoire, qui serait tragique, condamnant les pays riches à l’obésité et les pays pauvres à la famine. « Les marxistes prédisaient la mort du capitalisme par excès d’offre : les crises de surproduction. Et si, en réalité, il s’étouffait d’un excès de demande : des crises de surconsommation? » se demande D. Cohen.

Prospérité du vice et vitesse de sa propagation, tels sont les deux éléments de l’irrationalité économique face auxquels les gouvernants ont peu de prise. Car ce monde est en réalité virtuel. Nombre d’économistes expliquent le krach boursier de 2008 par le phénomène du « flash trading », c’est-à-dire : des cotations ultrarapides opérées par des ordinateurs extrêmement puissants. Ce qui rend la chose difficile est que ce monde est en constante accélération. Sa course semble impossible à maîtriser, un peu comme un ouragan ou comme un virus informatique. Pour Paul Virilio (lire « Le Grand Accélérateur »), « nous ne sommes plus dans le temps humain, mais dans le temps machine. Personne ne peut prédire à quoi nous mène l’accélération de tous les flux dans cette économie mondialisée de l’urgence ».
La figure du trader incarne cette culture de l’urgence. Les dérives zélées de Jerôme Kerviel font de lui un bon modèle du système, un adolescent un peu attardé, pour qui le sens n’existe pas, pour qui seul compte la rapidité de l’exécution : travailler plus pour gagner plus ! Dans l’économie mondialisée, les échanges financiers n’ont plus lieu dans un temps commun à tous, dans un temps où l’information se partage. Ils ont lieu dans l’instantanéité des décisions et des résultats. Cette information en temps réel exerce une extrême pression temporelle sur l’économie et sur la vie des entreprises. Un bref regard sur le fonctionnement des salles de marché montre qu’on est sommé de réagir toujours plus vite. Tout se passe comme si la finance était en état d’« hyperfonctionnement » permanent, dans l’impossibilité de prendre le temps du recul, de la réflexion et de l’analyse. Tout se déroule dans l’opacité.

Un des espaces structurants du système sont les « dark pools », ces plateformes boursières dites « de l’ombre », où des investisseurs peuvent effectuer des transactions optimales, vendre et acheter des actions dans l’anonymat. Le vendeur peut patienter le temps qu’il veut jusqu’à ce qu’il trouve un acheteur prêt à payer le prix qu’il demande. L’avantage : éviter les fuites d’information avant que l’ordre soit exécuté. Chaque partie ne sait avec qui elle a négocié qu’une fois la transaction réalisée.
Par contre, tout porte à croire que ce phénomène des « chambres opaques » prendra de l’importance rapidement. Les banques sont en effet les premières à avoir intérêt à se doter d’un dark pool, pour s’adresser à des clients privilégiés. Grâce à ces espaces hors marché, les établissements bancaires ne sont pas astreints aux mêmes règles que celles qui s’appliquent sur les marchés traditionnels et peuvent agir de façon discrétionnaire.

Ces dark pools représentent actuellement 15% de l’ensemble du volume d’actions échangées aux États-Unis, et 4% en Europe, d’après Tabb Group. Cette expansion des chambres opaques inquiète les autorités de réglementation car elles nuisent à la libre circulation des informations financières.

Comme on le voit, il reste encore beaucoup à faire pour assurer la stabilité financière au niveau mondial. Pourrons nous encore longtemps continuer dans cette fuite en avant permanente, ce « court-termisme » généralisé au détriment du développement à long terme ? Le système financier mondial est-il condamné à cet impératif de vitesse ? Ou bien peut-il être régulé dans le temps ? Ya-t-il des modèles alternatifs de financement de l’économie ? Le monde de l’économie sociale est-il garant d’un meilleur équilibre entre court terme et long terme ? Et la finance durable ? Autant de questions qui font débat. Un débat trop peu souvent relayé.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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