Comme on prend le train pour partir en vacances, prenons le temps de l’avenir.
On le voit bien, dans les conflits sociaux, les guerres ou dans les crises financières, les grands malheurs de l’existence sont dus à l’impatience des hommes, leur désir de puissance immédiate, leurs difficultés à travailler la mémoire, leur frénésie à faire la chasse aux temps morts. Il y a longtemps déjà, Jacques Ellul (Trahison de l’occident. Calmann-Levy, 1975), nous avertissait : « nous sommes partis à une vitesse sans cesse croissante vers nulle part (…) Il n’y a plus ni objectif, ni transcendant, ni valeur déterminante, le mouvement se suffit »

Le besoin de satisfaction immédiate

Aujourd’hui entre le « culte de l’urgence » et l’exigence du « développement durable », le temps nous chahute dans des arythmies capricieuses. L’homme présent est fondé sur l’idée de l’immédiateté du monde, sans profondeur temporelle, « collé à l’actu » diraient les journalistes. C’est un être dominé par le besoin de satisfaction immédiate, exigeant tout, instantanément, pleinement, incapable de se concentrer.

La menace est celle du stress, de la dépression : sentiment de solitude, d’abandon, de peur. L’homme pressé éprouve un besoin de compensation narcissique plus vif. Susceptible, il supporte mal les remontrances, les remarques. « Sa curiosité est tout à la fois insatiable et satisfaite à peu de frais ; car il tient à savoir vite beaucoup, plutôt qu’à bien savoir. Il n’a guère le temps et il perd bientôt le goût d’approfondir » écrit Nicole Aubert ( Le culte de l’urgence. Champs Flammarion. 2004). Quand sa pile est usée, alors, le plus souvent, on le jette. Plus bon pour le service!

Nous vivons à nos périls dans l’économie du présent éternel

« Quand le passé n’éclaire plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres » écrivait Alexis de Toqueville. (De la démocratie en Amérique. Flammarion ). Pour ce dernier, l’homme de l’urgence désespérant de vivre une éternité est disposé à agir comme si sa dernière heure était venue. Celui qui vit dans la nanoseconde a le sentiment de frôler l’éternité puisqu’il est dans un temps sans durée, un temps immortel qui éternise le moment. Il veut en triompher, l’abolir. C’est dans cet espace que se déploient l’homme par excès et l’homme par défaut. L’individu par excès est surchargé, l’individu par défaut est écrasé par le temps. Le premier s’éclate. Il est emporté, jouissant des accélérations de la vitesse. Il est débordé, en pression permanente dans l’instant, dans la fuite en avant. Le second est effrayé par la vitesse, écrasé parce qu’il ne peut plus rien inscrire dans ce rythme. Nous vivons à nos périls dans « l’économie du présent éternel », Zaki Laïdi (Le sacre du présent . Flammarion. 2000).

Le temps économique ne sait plus penser autrement que par calcul financier. Les marchés financiers voient dans le temps un ennemi qu’il faut tailler en pièces. Le temps est l’adversaire de la logique du profit immédiat. Ainsi à aller trop vite, sans mémoire, sans durée, nous subissons les crises, nous préparons notre implosion, mais nous sommes trop fatigués pour prendre l’élan qu’il faut pour y remédier.

En réalité, le marché est comme l’homme. Quand il ne prend pas le temps, il court à la dépression. Sous la pression du temps économique, nous sommes des milliards d’humains obligés de réduire le temps de la relation sociale. Or ce temps social n’est pas improductif, puisqu’il permet d’échanger des idées, d’éliminer du stress, de recharger des batteries, de dialoguer avec les collègues

Une société qui passe beaucoup de temps à contrôler et pas assez à innover et qui transforme le débat politique sur la retraite en débat comptable est une société qui va mal.

Gagner sa vie ne dispense pas de la vivre.

Alors que les gens stressés, les infatigables, vivent misérablement, dans une sorte de pénurie, à la recherche permanente de quelques moments où ils seraient délivrées d’un forcing épuisant, une certaine forme de sagesse se reconnaît à la volonté de ne pas brusquer la durée, de ne pas se laisser bousculer par elle.

Cette sagesse est une nouvelle richesse. Osons le dire, c’est un capital humain. « Dans cet alzheimerisation de la société, où nous sommes condamnés à une « pensée criblée de trous » comme le dit Edgar Morin ( Introduction à la pensée complexe. Points. 2005) nous sommes incités à réconcilier le temps avec la durée »

La vitesse nous éloigne du monde. La lenteur nous y ramène. Elle nous éclaire. Elle donne le sens. Dans son ouvrage en plusieurs volumes « Hermès » ,( Editions de Minuit), Michel Serres annonçait, il y a 20 ans, qu’après l’ère de la production s’installerait l’ère de la communication. Nous sommes aujourd’hui en plein dedans. Peut-on supposer que l’ère qui suivra sera celle du temps retrouvé, celle de la méditation possible ? Un temps où la durée, la lenteur, chère à Pierre Sansot ( Payot. 1998) retrouveront leur pleine valeur. Dans le monde de la durée, l’oubli est rare car le passé et le présent restent associés, proches, en continuité.

Le temps qui manque, c’est presque toujours celui de l’avenir.

Dans la société de la connaissance dans laquelle nous entrons, ce n’est pas la quantité de travail qui prime mais la qualité, la capacité et la possibilité de créer. Les communautés scientifiques progressent parce qu’elles échangent énormément. Savoir donner pour recevoir est un facteur de productivité. Le commerce des idées, la pollinisation des savoirs, voilà le temps qu’il nous faut.

Entre l’homme par excès et l’homme par défaut, voici l’homme de projet, qui donne sens, qui fait sens. Dans cette période fragmentée de notre histoire, oublieux du passé, comment poursuivre des relations durables entre les êtres afin de préserver ce qui fait la vie sociale, la civilisation, les rites, les échanges, s’interroge Richard Sennett (Respect : de la dignité de l’homme dans un mode d’inégalité, Albin Michel. 2003) ?
Cette question n’appelle pas de réponse mais une volonté, un projet. Et c’est cela qui nous fait cruellement défaut aujourd’hui.

Et le temps des vacances dans tout ça ? Pour ceux qui pratiquent la pause estivale, c’est peut-être l’occasion précise d’exercer sa lenteur créative. Surtout ne pas tuer le temps mais le goûter. Instaurer un temps de paix pour lire, rêver,

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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