Le président de Technologia, cabinet missionné chez France Télécom, analyse les causes du malaise qui a fini par gagner l’ensemble des entreprises françaises.

Un salarié sur quatre en situation de risque, persistance du malaise social, nécessité d’une refonte des ressources humaines. C’est en substance le fil rouge du rapport remis début mars par le Cabinet Technologia à Stéphane Richard, nouveau patron du groupe France Télécom. Sur la base d’un questionnaire diffusé à l’ensemble des salariés du groupe et de 500 entretiens approfondis, le cabinet, qui était précédemment intervenu chez Renault, a notamment listé 107 préconisations.

Votre cabinet a été missionné pour auditer la situation sociale chez France Télécom. Comment qualifieriez-vous le “cas” France Télécom ?

Je dirais que France Télécom est une caricature de la logique générale de financiarisation qui régit aujourd’hui l’ensemble du secteur privé.

Comment agir dans un contexte aussi tendu ?

Dans le travail d’audit, il faut veiller à donner la parole à tout le monde. Je milite par exemple farouchement pour l’exhaustivité du périmètre des consultations. Chez France Télécom, nous avons envoyé notre questionnaire à l’ensemble des salariés, soit 100 000 personnes. Ils sont 80% à avoir répondu ! Lorsque vous limitez la diffusion des questionnaires, vous encouragez l’autocensure : “Je suis consulté, mais pas mon voisin. Cela signifie que ce que je vais dire peut me retomber sur le nez. Donc je réponds ce que je crois stratégiquement bon de répondre”. Le biais dans les réponses peut alors atteindre 35% à 40%.

Concernant les suicides, peut-on parler de contagion ?

On ne peut nier le phénomène d’imitation sociale. On sait que la levée des tabous peut provoquer une augmentation du nombre de passages à l’acte. On sait qu’une médiatisation mal maîtrisée peut pousser des gens à croire que le suicide est une solution pour eux-mêmes. On connaît le phénomène des “suicides dédiés”, ou suicides kamikazes : les gens passent à l’acte en pensant que cela va permettre de changer les choses.

Faut-il pour autant taire le phénomène ?

Bien au contraire. La médiatisation est une très bonne chose. En revanche, quelques règles doivent être impérativement respectées : ne parler ni de la vie personnelle des individus, ni du protocole [mode opératoire du suicide], rester très prudent sur l’interprétation des actes, insister sur les leçons que les organisations doivent en tirer.

A-t-on une idée précise du nombre de suicides “professionnels” en France ?

Les indicateurs ne sont pas fiables. Après extrapolation des résultats d’une étude menée par la médecine du travail en Normandie, on a parlé de 500 suicides d’origine professionnelle. Ces chiffres sont forcément minorés.
 D’une part certains accidents du travail sont des suicides déguisés, d’autre part beaucoup de suicides professionnels ont lieu en dehors de l’entreprise.

Vous travaillez en immersion dans de nombreuses entreprises. Quels grands constats vous inspirent les pratiques managériales aujourd’hui dominantes ?

Longtemps, quand bien même elle était un lieu de conflit, l’entreprise était d’abord un espace de communauté. Depuis le début des années 90, elle est devenue un actif financier à optimiser, une machine à produire du cash financier sur le très court terme. Les entreprises souffrent de ce que j’appelle l’anorexie corporate : il faut limiter les effectifs par tous les moyens. La vision de l’homme est réduite à une notion de coût. L’organisation mange les individus, le rapport salarial devient un rapport commercial. Cette financiarisation ne vaut pas uniquement pour le CAC 40. Elle a vite gagné le top 200, pour toucher ensuite l’ensemble du secteur privé.
A cet état de fait est venu se greffer un faisceau convergent de facteurs qui ont contribué à rendre les choses plus délétères encore.

Par exemple ?

Tout d’abord, la numérisation. On consulte ses mails le matin dans les transports, on travaille à distance le soir chez soi. La numérisation a considérablement étiré les temps de travail. En tout cas en France – chez nos voisins Allemands, tout le monde a quitté le travail à 18H. La plupart d’entre nous a besoin de séquences pour trouver un équilibre de vie. Prenons la population des agriculteurs. Ils sont en permanence en prise avec le travail : pas de distance géographique entre le domicile et le lieu de travail, pas de week-end, pas de vacances. Le travail envahit tout. Cette absence d’articulation des temps sociaux provoque une érosion psychique, face à laquelle l’individu peut vite perdre pied. Les suicides sont particulièrement fréquents chez les agriculteurs. Mais il n’y a pas que les suicides. Le président de la Fédération française de cardiologie, Jacques Beaune, le rappelle régulièrement : les risques psychosociaux sont la troisième cause de maladies cardiovasculaires en France.

Envahissement des vies par le travail d’un côté, marché de l’emploi gelé de l’autre…

C’est la deuxième source de tension. Des millions de chômeurs, de précaires, de salariés poussés vers la sortie des entreprises… L’“armée industrielle de réserve” dont parlait Karl Marx, aujourd’hui elle est bien là. Ajoutez à cela des leviers supplémentaires de fragilisation, par exemple la pratique des inter-contrats entre deux périodes d’activité. Il y a de quoi se sentir en permanence en sursis. Et cette précarité devient générale.
Troisième facteur : la consanguinité des élites, avec des énarques et des X qui ont préempté le monde de la grande entreprise sans jamais la connaître de l’intérieur. Enfin, quatrième élément de dégradation : le client tyran – et plus seulement roi. Il y a 15 ans, un tiers des salariés se trouvait en interface directe ou indirecte avec la clientèle. Aujourd’hui, le ratio est à plus de 60%, y compris dans le secteur public.

Quid des leviers de régulation au sein de l’entreprise : DRH, syndicats, médecins du travail ?

Ils sont terriblement affaiblis. On ne peut que constater le flagrant recul des contrepoids et des contrepouvoirs. Les DRH ont perdu la main. Eux aussi sont déclassés : on leur a demandé de redevenir des chefs du personnel, d’accomplir les basses œuvres. Ils ne sont plus associés aux décisions, interviennent en aval, ne font plus de régulation. Côté syndicats, pas mieux. Non seulement ils sont confrontés au vieillissement de leurs troupes, mais je crois que la loi sur la représentativité va très vite avoir un effet pernicieux sur l’engagement syndical et le taux de syndicalisation. Tout simplement parce que les représentants des syndicats non représentatifs au regard des nouveaux barèmes ne changeront pas de centrale. Ils préféreront jeter l’éponge.

Que préconisez-vous ?

Dans les entreprises, il faut réunir tous les acteurs en présence (direction, partenaires sociaux, médecine du travail…) pour établir, conjointement, un diagnostic partagé. Ensuite, il faut mettre en œuvre une politique de prévention, faute de quoi, on verse dans l’audit pour l’audit… Ce sont des chantiers lourds, complexes et longs, mais indispensables et forcément payants.

Ne faut-il pas revisiter la notion de travail ?

Notre société s’organise de plus en plus exclusivement à partir de l’acte de travail. Il faut effectivement redonner à celui-ci le sens que les logiques de performance quantitative individuelle lui ont oté. L’obsession de productivité ne peut que plonger les salariés dans un état de tension insidieux entre bonnes pratiques et objectifs à atteindre. Un exemple : en 2004, un décret oblige les bailleurs à se mettre en conformité au niveau de la sécurisation des ascenseurs. Du coup, en 2005, certains ascensoristes ont vu leur chiffre d’affaires doubler. Mais, faute de personnel qualifié, ils n’ont pas recruté. Le nombre d’ascenseurs affectés à chaque technicien de maintenance a explosé. Le travail, lui, restait le même : électronique, vérification des câbles au-dessus des cabines, vérification des parachutes installés autour des cabines. Les techniciens ont beau essayer de bien faire, ils n’y arrivent pas. Ils doivent donc faire des arbitrages. Et c’est là que le malaise s’installe.

Mais le discours public n’a jamais autant prôné “la valeur travail”…

Plutôt que de valeur travail, il faudrait parler de la qualité de travail telle qu’elle est ressentie par ceux qui l’effectuent. Et puis, il faut recréer de la régulation collective, redéfinir un modèle salarial. Renoncer à cette aberration qu’est la direction par objectifs individuels et revenir à une évaluation des compétences collectives. Il y a quand même un foutu paradoxe : les entreprises n’ont jamais autant été dans la mesure individuelle, alors que les compétences n’ont jamais autant été collectives. Calons le système à 4-5 ans, et plus à 6 mois. Le nouveau contrat social doit permettre aux individus de se projeter et de réfléchir sur une mesure du temps raisonnable. Les pouvoirs publics ont également ici un rôle à jouer.

C’est-à-dire ?

Je pose par exemple une question précise au Conseil d’analyse économique, qui dépend de Matignon : négliger les salariés est-il plus rentable que de permettre aux individus de s’épanouir ? Aucune étude aujourd’hui ne le prouve, aucun indicateur ne permet de le mesurer. Pourquoi n’existe-t-il pas de modèle ? Certains pays en disposent : les Etats-Unis, l’Autriche… Et l’on voit alors que lorsqu’on laisse à l’homme un espace d’épanouissement, la santé économique des entreprises y gagne. Après tout, en France, Il suffit de regarder les résultats des acteurs de l’économie sociale pour s’en convaincre.

Que pensez-vous de la liste Darcos, qui a été tellement critiquée ?

Elle a eu le mérite de créer une agitation, une prise de conscience chez les employeurs. Le processus était en vérité très impactant pour les entreprises. Soit elles déclaraient avoir entrepris des démarches et se plaçaient dans le vert. Mais il leur fallait alors l’assumer par la suite. Soit elles ne faisaient rien et pouvaient à tout moment être contrôlées. Aujourd’hui, les patrons ont la trouille. Depuis la jurisprudence Renault [ouverture par la Cour de cassation de la notion de harcèlement moral au domaine collectif], il n’y a plus de position inexpugnable.

Au sujet de Muriel Jaouën

Journaliste de formation (ESJ Lille, 1990), Muriel Jaouën publie régulièrement dans le magazine de Place-Publique. Ses spécialités : économie sociale, développement durable, marketing, communication, organisations, management.

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ECONOMIE

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