Travailler à distance n’est plus très original. Des millions de gens utilisent les réseaux électroniques de façon plus ou moins sophistiquées afin de résoudre des problèmes personnels ou professionnels.

Denis Ettighoffer, spécialiste du temps de travail et praticien, apporte ici un témoignage différent de celui chanté par les chantres du télétravail.

En tant que consultant en organisation, le Télétravail m’a toujours paru une façon intelligente et économique de s’organiser soit à titre individuel, soit collectif ( je pense ici au travail coopératif à distance). Courant des années 80/90, au plus fort de la crise existentielle que subissait le monde du travail vis à vis de ces étranges « TIC » qui allaient sans doute modifier quelques unes de ses habitudes, on vit surgir moult savants de la chose qui se mettaient soit à freiner, soit à tirer un concept d’organisation, le Télétravail, qui n’en demandait pas tant. Le nombre de sottises qui ont été écrites sur le sujet est carrément confondant.

A l’époque, j’ai essayé avec un succès tout relatif, de remettre le sujet dans un principe de réalité qui me semblait étrangement absent du débat. Un travail qui a commencé avec la publication de mon premier livre « L’entreprise Virtuelle » et qui attaque d’entrée le problème avec ce titre « histoire d’un quiproquo ».

Auparavant, j’avais travaillé sur les ambigüités du télétravail avec Anne De Beer et Gérard Blanc, déjà bien « branchés » tous deux sur le sujet alors que j’animais le collège « bureautique de l’AFCET ( Association Française de Cybernétique Economique et Technique). La sortie de mon livre en 1992 chez Odile Jacob épargnera à Michel Albert la corvée d’un rapport sur le sujet qui lui avait été demandé par Raymond Barre, alors premier ministre. Dans les mois qui suivirent, en tant que président fondateur d’Eurotechnopolis Institut, toujours avec Anne de Beer et Gérard Blanc, nous continuâmes nos travaux sur le sujet des années 1992 à 1998. A cette époque je fis plusieurs interventions en entreprises.

Il y a un véritable livre à écrire sur les erreurs d’appréciations, d’interprétations et d’affichages biaisés relatif au Télétravail. La première aura été de ne pas savoir faire comprendre une fois pour toute la différence entre télétravail et téléservices, la seconde de n’avoir jamais su trancher sur la différence à faire entre « travail à domicile » et « télétravail ». Puis de n’avoir pas su clarifier d’entré le modèle normatif selon que l’on faisait partie d’une population ou d’une autre susceptible d’être concernée par cette classification (voir ci-dessous) .

Les zélotes du Télétravail voulaient ignorer qu’une frange considérable de la population française travaillait déjà sur un bureau à la maison en se fichant bien de ce qu’était le télétravail. Nombre de ces travailleurs reconnaissait que les télécoms si elles permettaient de travailler avec son écosystème professionnel à partir de son domicile – ou d’ailleurs- elles permettaient aussi pour résoudre, à partir de son bureau, à des problèmes d’ordres personnels. Pour le démontrer nous avions demandé à l’IFOP* de conduire une enquête nationale sur le sujet en 1995. Elle est de ce point de vue tout à fait significative des capacités du monde du travail à utiliser les TIC dès lors qu’il y trouve un intérêt; soit pour travailler à l’abri des dérangements, soit pour gagner en confort. Les télécoms n’étant qu’utiles accessoires.

Du coup cela me rendra la vie difficile lorsque, consultant pour la DGT, j’énonçais que le télétravail était une fausse barbe en tant que marché aux responsables de la mission Télétravail.

De mes voyages à Londres pour aller voir ce que faisait les anglais sur le sujet, j’en revenais avec un constat assez simple. Les opérateurs anglais étaient déjà dans un univers concurrentiel et ils utilisaient le thème de Télétravail comme un « produit prétexte » d’entrée dans les entreprises (on pourrait parler aussi de produits dérivés). C’était, en d’autres termes, un levier de prospection et non un service précis. Faire comprendre çà à mes interlocuteurs n’était pas facile. D’autant qu’ils étaient engagés dans une politique de prime à l’introduction du Télétravail fortement voulue par le pouvoir en place.

C’est comme cela que l’on vit des entreprises qui faisaient du « cost cuting » utiliser le Télétravail pour réduire la masse salariale et les frais généraux tout en recevant des primes de la DGT. On trouvera ici une explication sur la différence à faire entre le modèle économique du télétravail et des téléservices qui sont des concepts de nature très différents même s’ils s’appuient l’un et l’autre sur les télécoms*.

Je trouvais l’affaire tout à fait désolante d’autant qu’à l’époque, entre 1995 et 1996, nous étions arrivé à la conclusion que c’était la Téléformation et non le télétravail qui était le vrai gisement des futures applications des télécoms à domicile. Les difficultés que nous avions à faire bouger les lignes me donna l’idée de faire réaliser par l’équipe que nous formions avec Anne de Beer et Gérard Blanc une étude sur la façon dont la Presse traitait le Télétravail en France.

« Le télétravail a été longtemps dans la presse française un serpent de mer, un sujet mythique dans lequel étaient mêlées les espérances et les craintes de toute une profession, ou de toute une société, face aux changements, aux incertitudes de l’avenir ou aux avancées des nouvelles technologies.

Aujourd’hui une évolution du traitement médiatique du télétravail s’observe à travers les thèmes abordés. Deux thèmes majeurs semblent avoir nettement évolué, dans un sens positif, depuis quelques années : la définition du télétravail et des téléactivités ; le profil du télétravailleur ne s’attarde plus sur l’emblème de la ménagère reléguée à la maison par le télétravail ou de la jeune mère avec des enfants en bas âge ! ‘Les points de vue et le vocabulaire sur ces questions se sont modifiés. Par contre la mise en réseau et le travail en réseau, le travail coopératif à distance assisté par ordinateur, sont encore peu présents. Les sujets liés aux réseaux de travail en groupe n’apparaissent que dans la deuxième moitié de l’année 1995.

Les articles où le groupware est évoqué comme pratique du travail à distance restent encore rares dans la presse générale. La presse spécialisée est la seule à l’aborder. L’omniprésence d’Internet, les progrès techniques ne sont pas étrangers à cet intérêt. Mais encore peu de journalistes généralistes font le lien entre Internet et le télétravail. Néanmoins les très nombreux articles consacrés à Internet commencent à faire le lit d’une culture populaire dans laquelle les réseaux feront effectivement partie de la vie quotidienne, tant domestique que professionnelle. »

Désormais véritable serpent de mer à usage électoral, on verra des élus bien intentionnés se faire piéger par des margoulins qui faisaient croire qu’en mettant le terme Télétravail à toutes les sauces cela créerait des emplois. Erreur fatale pour nombre d’entre eux, trompés par la confusion entretenue entre la création de services à distance et le télétravail qui, encore une fois n’est qu’une posture particulière de l’organisation des ressources par l’entreprise et ses employés. Ceux qui résisteront, seront des centres de services divers ayant une vraie offre pour des particuliers ou des entreprises à l’exemple de ce produisait notre ami Pierre Bertaud avec son centre de services PBS crée en 1979 à Paris, boulevard Magenta, puis délocalisée dans la Meuse.

La confusion était si bien entretenue que nous recevions à Eurotechnopolis Institut et à longueur de semaines des demandes pour de la formation au « télétravail ». La réalité était toute prosaïque; il fallait savoir utiliser son PC dans son métier et mon interlocuteur (souvent interlocutrice d’ailleurs) de s’entendre chaque fois demander mais qu’elle était le service qu’il ou elle souhaitait rendre? A partir de quel métier ou profession comptait-elle assurer des prestations distantes? Inutile de dire que bien souvent la ligne restait silencieuse. Je trouvais scandaleux que l’on puisse tromper de braves gens qui cherchaient le plus souvent comment s’en sortir sur le marché du travail. Ne cherchez pas ailleurs ce qui me motive à donner encore aujourd’hui un peu de publicité à des travaux qui ont pour certains plus de quinze ans.

Que conclure!? Travailler à distance grâce à la déspécialisation des espaces de travail est une idée simple et pratique pour gagner en efficacité. Mais, de grâce, ne vous laissez pas balader par un concept d’organisation plutôt simple à appréhender derrière des phrases fumeuses et pompeuses. En fait le cœur du problème reste celui de redéploiement des ressources qu’il permet. D’ailleurs c’est toujours là que ça qui coince lorsque son application reste dépendante d’une flexibilité imposée plutôt que négociée par les parties prenantes.

*Enquête IFOP, voir: http://www.eurotechnopolis.com/fr/bookstore/burodom.html

* http://www.slideo.com/article/details/articleId/2147

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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