En chercheur engagé, Edouard Bard n’hésite pas à aller au front pour défendre ses convictions. Pour atténuer le risque d’une dérive climatique, au cours de la seconde moitié du siècle, cet « archéologue du climat » pense qu’ une mutation technologique et économique s’impose.

« Si nous ne changeons pas nos habitudes, les jeunes générations connaitront, d’ici la fin du siècle, les estimations les plus hautes du réchauffement mondial : entre 2 et 6°C en moyenne planétaire en fonction des scénarios d’émissions et de la sensibilité plus ou moins grande du climat à cette perturbation».

Edouard Bard, professeur au Collège de France et titulaire de la chaire d’évolution du climat et de l’océan, n’est pas un homme à dire les choses à la légère. D’abord, c’est un chercheur à l’état pur qui cultive le doute scientifique et cumule les distinctions : médaille de bronze du CNRS, Grand Prix Gérard Mégie du CNRS et de l’Académie des Sciences et bien d’autres honneurs reçus à l’étranger. Ensuite, sa matière à lui, c’est le temps, plus exactement la paléoclimatologie. Elle lui fournit la possibilité d’obtenir des séries temporelles indispensables pour une vision claire des variations naturelles et des incertitudes associées..

« Mon travail consiste à comprendre le lien intime qui existe entre l’océan et l’atmosphère sur des échelles de temps allant de quelques siècles à plusieurs millions d’années », explique-t-il.

Avec ses collaborateurs du CEREGE ( Centre européen de recherche et d’enseignement des géosciences de l’environnement), basé à Aix-en-Provence, il a mis en évidence des périodes de refroidissement abrupt de l’océan Atlantique Nord en liaison avec des débâcles d’icebergs au cours de la dernière déglaciation. Il a également établi une chronologie précise de la remontée du niveau de la mer depuis 20 000 ans et découvert de brusques variations de ce niveau à des taux supérieurs à un mètre par siècle. Il a aussi réalisé plusieurs autres découvertes majeures notamment sur les méthodes de datation utilisant le carbone14 .

Cet archéologue du climat utilise des méthodes de chimie analytique pour déterminer l’ampleur et la chronologie des variations climatiques. De nouvelles méthodes quantitatives lui ont permis de reconstruire les climats passés avec des archives variées comme les sédiments océaniques, les coraux, les stalagmites, les sédiments lacustres et les glaces polaires. Très récemment, lui et son équipe ont mesuré et comparé des enregistrements du Pacifique et de l’Atlantique, ce qui leur a permis d’identifier un nouveau mécanisme d’amplification de ces changements climatiques faisant intervenir l’atmosphère et l’océan tropical

En chercheur engagé, E. Bard n’hésite pas à aller au front pour défendre ses convictions. Par exemple lorsqu’il s’emporte, dans le journal Libération (19 décembre 2007) contre une « malhonnêteté scientifique » aboutissant à nier le rôle des rejets anthropiques de gaz à effet de serre dans le changement climatique en cours.

Pour lui, des scénarios d’augmentation de température de plus de 2 degrés par rapport à aujourd’hui ne sont pas à exclure. En clair, une hausse de 2 °C à Paris, c’est comme si la capitale était déplacée 400 kilomètres plus au sud, à Bordeaux. On y cultiverait de la vigne et dans les forêts, on trouverait du chêne méditerranéen .

Pour ne pas en arriver là, il faudrait limiter drastiquement la consommation d’énergies fossiles, piéger le gaz carbonique et développer d’autres sources d’énergie. Mais même en portant cet effort, la température n’augmenterait alors que de 0,3 à 0,9 degré d’ici à 2100, « Toute la difficulté est d’arriver à convaincre le monde politique, qui ne raisonne pas sur cette échelle de temps ».

Et c’est bien là le problème. La mesure en dizaines ou en centaines d’années est difficilement accessible au monde profane. Car il existe une grande inertie du système climatique. « Il n’est pas simple de montrer que l’augmentation de température induite par la hausse de la concentration en gaz à effet de serre n’est pas instantanée, qu’elle intervient avec un temps de décalage plus ou moins long, qui peut représenter jusqu’à plusieurs siècles est un exercice difficile, dit-il. Si on arrivait à stopper totalement les émissions de CO2, le réchauffement ne s’arrêterait pas pour autant».

Les informations instrumentales disponibles ne sont valables que pour le passé récent : cent ans pour les températures et les événements extrêmes (tempêtes), cinquante ans pour la salinité de l’océan, trente ans pour l’éclairement solaire, quinze ans de niveau des mers grâce aux satellites. Il faut donc faire appel aux techniques de paléoclimatologie pour se faire une idée réaliste de la fiabilité des modèles de prédiction. Grâce aux capacités des ordinateurs on obtient des représentations beaucoup plus complètes et ces modèles ont fait d’immenses progrès. « L’océan mondial, avec sa circulation profonde, est ainsi mieux représenté ».

Pour atténuer le risque, d’une dérive climatique, au cours de la seconde moitié du siècle, Edouard Bard pense qu’ une mutation technologique et économique s’impose. Selon lui, le protocole de Kyoto est notoirement insuffisant, mais c’est un premier pas. « Il faut tout faire pour trouver une issue économiquement viable, sans pour autant préconiser un retour à l’âge des cavernes. Les sociétés humaines ont presque toujours su s’adapter, notamment en développant de nouvelles technologies. Il faut donc travailler pour les générations futures, c’est ce qui rend notre message si difficile à entendre dans une société focalisée sur un retour individuel tangible ».

BIBLIOGRAPHIE : Édouard Bard a écrit de nombreux articles ainsi que deux livres récents « L’Homme et le climat: une liaison dangereuse » (2005) aux éditions Découvertes Gallimard et « L’Homme face au climat » (2006) chez Odile Jacob.

* Une version de cet article est parue dans la revue Dirigeants n°87 (Septembre 2009)