Hommage à Claude Lévi-Strauss

« J’ai connu une époque où l’identité nationale était le seul principe concevable des relations entre les Etats. On sait quels désastres en résultèrent ».

Ce passage est extrait d’un discours de Claude Lévi-Strauss prononcé le 13 mai 2005,lors d’une cérémonie à l’Académie française.L’ethnologue français, disparu samedi 31 octobre 2009, recevait, ce jour-là, le XVIIe Prix international Catalunya, décerné par la Generalitat de Catalunya – le gouvernement autonome catalan. Dans ce texte, Claude Levi Strauss fait l’éloge du « respect des autres espèces » et des « relations transfrontalières ».

 

« L’honneur que me fait la Generalitat de Catalunya en me décernant son « Premi International » me touche de façon très profonde. En accumulant les années, j’éprouve chaque jour davantage le sentiment que j’usurpe le temps qui me reste à vivre et que lus rien ne justifie la place que j’occupe encore sur cette terre. Aussi votre choix m’apporte un précieux réconfort. Il m’assure que je vous suis toujours présent et que les travaux que j’ai produits pendant trois quarts de siècle ne sont pas déjà périmés. Je vous en exprime toute ma gratitude.Up

Ce prix a d’autant plus de prestige que votre capitale, Barcelone, par les rencontres internationales qui s’y déroulent, par les décisions qui y sont prises, gagne sur la scène mondiale une importance croissante. C’est il y a peu de mois, nous a appris la presse, qu’à l’initiative de la Generalitat de Catalunya fut fondée à Barcelona une Eurorégion Pyrénées-Méditerranée. Vaste contrée transfrontalière à laquelle il faut joindre les deux pays Basques, et où l’on peut reconnaître, agrandie, l’antique marche de Gothie des temps carolingiens qui avait, ne l’oublions pas, son chef-lieu à Barcelone.

J’ai connu une époque où l’identité nationale était le seul principe concevable des relations entre les Etats. On sait quels désastres en résultèrent. Telle que vous l’avez conçue, l’eurorégion crée entre les pays de nouvelles relations qui débordent les frontières et contrebalancent les anciennes rivalités par les liens concrets qui prévalent à l’échelle locale sur les plans économique et culturel. Que, par une exception au bénéfice de l’âge dont je vous remercie, votre prix me soit remis à Paris, est aussi une façon de souligner ce rapprochement entre les Etats dont la création des eurorégions – telle celle entre la Catalogne, ses voisins et la France méridionale – tends à estomper les limites.

Ces liens raffermis avec la Catalogne, je les perçois aussi de façon plus intime comme participant d’un courant de pensée auquel, au XXe siècle, on a donné le nom de structuralisme, mais qui, contrairement à ce qu’on croit habituellement, n’est nullement une invention moderne. Il apparaît déjà aux XIIIe-XIVe siècles, au moins dans ses premiers linéaments, chez le grand penseur catalan dont le nom se prononce en français Raymond Lulle. La perception naïve appréhende le monde comme un chaos. Pour le surmonter, les prédécesseurs de Lulle ordonnaient par degrés les aspects du réel en fonction de leurs ressemblances plus ou moins grandes. Lulle partit au contraire de la différence, en opposant les termes extrêmes et en faisant jaillir entre eux des médiations. Il conçut ainsi un système logique très original permettant, au moyen d’opérations récurrentes, d’inventorier toutes les liaisons possibles entre les concepts et les êtres et mit donc la notion de rapport à la base du mécanisme de la pensée. De cet art combinatoire qu’il inventa, au cours des siècles Nicolas de Cues, Charles de Bovelles, Leibniz, puis la linguistique structurale et l’anthropologie structurale tireront des enseignements.

C’est en considération du lien avec le mouvement d’idées auquel je me rattache que, si vous le permettez, (mais, comme Dante pour le toscan, maître Eckart pour l’allemand, Lulle ne fut-il pas le créateur de votre langue littéraire ?) je placerai sous l’invocation de Raymond Lulle l’honneur que je reçois aujourd’hui.

Parce que je suis né dans les premières années du XXe siècle et que, jusqu’à sa fin, j’en ai été l’un des témoins, on me demande souvent de me prononcer sur lui. Il serait inconvenant de me faire le juge des événements tragiques qui l’ont marqué. Cela appartient à ceux qui les vécurent de façon cruelle alors que des chances successives me protégèrent si ce n’est que le cours de ma carrière en fut grandement affecté.Up

L’ethnologie, dont on peut se demander si elle est d’abord une science ou un art (ou bien, peut-être, tous les deux) plonge ses racines en partie dans une époque ancienne et en partie dans une autre, récente. Quand les hommes de la fin du Moyen-âge et de la Renaissance ont redécouvert l’antiquité gréco-romaine et quand les jésuites ont fait du grec et du latin la base de leur enseignement, ne pratiquaient-ils pas une première forme d’ethnologie ? On reconnaissait qu’aucune civilisation ne peut se penser elle-même si elle ne dispose pas de quelques autres pour servir de terme de comparaison. La Renaissance trouva dans la littérature ancienne le moyen de mettre sa propre culture en perspective, en confrontant les conceptions contemporaines à celles d’autres temps et d’autres lieux.

La seule différence entre culture classique et culture ethnographique tient aux dimensions du monde connu à leurs époques respectives. Au début de la Renaissance, l’univers humain est circonscrit par les limites du bassin méditerranéen. Le reste, on ne fait qu’en soupçonner l’existence. Mais on sait déjà qu’aucune fraction de l’humanité ne peut aspirer à se comprendre, sinon par référence à toutes les autres.

Au XVIIIe et au XIXe siècles, l’humanisme s’élargit donc avec le progrès de l’exploration géographique. La Chine, l’Inde s’inscrivent dans le tableau. Notre terminologie universitaire, qui désigne leur étude sous le nom de philologie non classique, confesse, par son inaptitude à créer un terme original, qu’il s’agit bien du même mouvement humaniste s’étendant à un territoire nouveau. En s’intéressant aux dernières civilisations encore dédaignées – les sociétés dites primitives – l’ethnologie fit parcourir à l’humanisme sa troisième étape.

Les civilisations antiques ayant disparu, on ne pouvait les atteindre qu’à travers les textes et les mouvements. Quant à l’Orient et l’Extrême-Orient, où la difficulté n’existait pas, la méthode restait la même, parce que des civilisations si lointaines ne méritaient – croyait-on – l’intérêt que par leurs productions les plus savantes et les plus raffinées.

Les modes de connaissance de l’ethnologie sont à la fois plus extérieurs et plus intérieurs (on pourrait dire aussi plus gros et plus fins) que ceux de ses devancières. Pour pénétrer des sociétés d’accès particulièrement difficile, elle est obligée de se placer très en dehors (anthropologie physique, préhistoire, technologie) et aussi très en dedans, par l’identification de l’ethnologue au group dont il partage l’existence, et l’extrême importance qu’il doit attacher aux moindres nuances de la vie physique des indigènes.Up

Toujours en deçà et au-delà de l’humanisme traditionnel, l’ethnologie le déborde dans tous les sens. Son terrain englobe la totalité de la terre habitée, tandis que sa méthode assemble des procédés qui relèvent de toutes les formes du savoir : sciences humaines et sciences naturelles.

Mais la naissance de l’ethnologie procède aussi de considérations plus tardives et d’un autre ordre. C’est au cours du XVIIIe siècle que l’Occident a acquis la conviction que l’extension progressive de sa civilisation était inéluctable et qu’elle menaçait l’existence des milliers de sociétés plus humbles et fragiles dont les langues, les croyances, les arts et les institutions étaient pourtant des témoignages irremplaçables de la richesse et de la diversité des créations humaines. Si l’on espérait savoir un jour ce que c’est que l’homme, il importait de rassembler pendant qu’il en était encore temps toutes ces réalités culturelles qui ne devaient rien aux apports et aux impositions de l’Occident. Tâche d’autant plus pressante que ces sociétés sans écriture ne fournissaient pas de documents écrits ni, pour la plupart, de monuments figurés.

Or avant même que la tâche soit suffisamment avancée, tout cela est en train de disparaître ou, pour le moins, de très profondément changer. Les petits peuples que nous appelions indigènes reçoivent maintenant l’attention de l’Organisation des Nations unies. Conviés à des réunions internationales ils prennent conscience de l’existence les uns des autres. Les Indiens américains, les Maori de Nouvelle Zélande, les aborigènes australiens découvrent qu’ils ont connu des sorts comparables, et qu’ils possèdent des intérêts communs. Une conscience collective se dégage au-delà des particularismes qui donnaient à chaque culture sa spécificité. En même temps, chacune d’elles se pénètre des méthodes, des techniques et des valeurs de l’Occident. Sans doute cette uniformisation ne sera jamais totale. D’autres différences se feront progressivement jour, offrant une nouvelle matière à la recherche ethnologique. Mais, dans une humanité devenue solidaire, ces différences seront d’une autre nature : non plus externes à la civilisation occidentale, mais internes aux formes métissées de celle-ci étendues à toute la terre.

Ces changements de rapports entre les fractions de la famille humaine inégalement développées sous l’angle technique sont la conséquence directe d’un bouleversement plus profond. Puisque au cours du dernier siècle j’ai assisté à cette catastrophe sans pareille dans l’histoire de l’humanité, on me permettra de l’évoquer sur un ton personnel. La population mondiale comptait à ma naissance un milliard et demi d’habitants. Quand j’entrai dans la vie active vers 1930, ce nombre s’élevait à deux milliards. Il est de six milliards aujourd’hui, et il atteindra neuf milliards dans quelques décennies à croire les prévisions des démographes. Ils nous disent certes que ce dernier chiffre représentera un pic et que la population déclinera ensuite, si rapidement, ajoutent certains, qu’à l’échelle de quelques siècles une menace pèsera sur la survie de notre espèce. De toute façon, elle aura exercé ses ravages sur la diversité, non pas seulement culturelle, mais aussi biologique en faisant disparaître quantité d’espèces animales et végétales.Up

De ces disparitions, l’homme est sans doute l’auteur, mais leurs effets se retournent contre lui. Il n’est aucun, peut-être, des grands drames contemporains qui ne trouve son origine directe ou indirecte dans la difficulté croissante de vivre ensemble, inconsciemment ressentie par une humanité en proie à l’explosion démographique et qui – tels ces vers de farine qui s’empoisonnent à distance dans le sac qui les enferme, bien avant que la nourriture commence à leur manquer – se mettrait à se haïr elle-même, parce qu’une prescience secrète l’avertit qu’elle devient trop nombreuse pour que chacun de ses membres puisse librement jouir de ces bien essentiels que sont l’espace libre, l’eau pure, l’air non pollué.

Aussi la seule chance offerte à l’humanité serait de reconnaître que devenue sa propre victime, cette condition la met sur un pied d’égalité avec toutes les autres formes de vie qu’elle s’est employée et continue de s’employer à détruire.

Mais si l’homme possède d’abord des droits au titre d’être vivant, il en résulte que ces droits, reconnus à l’humanité en tant qu’espèce, rencontrent leurs limites naturelles dans les droits des autres espèces. Les droits de l’humanité cessent au moment où leur exercice met en péril l’existence d’autres espèces.

Le droit à la vie et au libre développement des espèces vivantes encore représentées sur la terre peut seul être dit imprescriptible, pour la raison très simple que la disparition d’une espèce quelconque creuse un vide, irréparable, à notre échelle, dans le système de la création.

Seule cette façon de considérer l’homme pourrait recueillir l’assentiment de toutes les civilisations. La nôtre d’abord, car la conception que je viens d’esquisser fut celle des jurisconsultes romains, pénétrés d’influences stoïciennes, qui définissaient la loi naturelle comme l’ensemble des rapports généraux établis par la nature entre tous les êtres animés pour leur commune conservation; celle aussi des grandes civilisations de l’Orient et de l’Extrême-Orient, inspirées par l’hindouisme et le bouddhisme; celle, enfin, des peuples dits sous-développés, et même des plus humbles d’entre eux, les sociétés sans écriture qu’étudient les ethnologues.

Par de sages coutumes que nous aurions tort de reléguer au rang de superstitions, elles limitent la consommation par l’homme des autres espèces vivantes et lui en imposent le respect moral, associé à des règles très strictes pour assurer leur conservation. Si différentes que ces dernières sociétés soient les unes des autres, elles concordent pour faire de l’homme une partie prenante, et non un maître de la création.

Telle est la leçon que l’ethnologie a apprise auprès d’elles, en souhaitant qu’au moment de rejoindre le concert des nations ces sociétés la conservent intacte et que, par leur exemple, nous sachions nous en inspirer.

Source : Generalitat de Catalunya, Barcelone, mai 2005.
http://www.aidh.org/txtref/2005/soc-strauss.htm

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

Catégorie(s)

CITOYENNETE, Le Magazine

Etiquette(s)

, , ,