La publication du Rapport Stiglitz nous incite à verser au débat les travaux de Patrick Viveret, philosophe et conseiller à la cour des comptes « Reconsidérer la richesse » (publiée en 2002 aux Editions de l’Aube). Dans ce texte Viveret (photo ci-contre) explique déjà que le PIB est un outil de mesure des flux monétaires sans prise en compte des destructions provoquées par une activité économique peu respectueuse de la nature ou du lien social.

Philippe Merlant, co-fondateur de Place Publique en a produit une analyse parue dans Place Publique en 2002 que nous vous proposons à nouveau.

La mission de Patrick Viveret sur « les nouveaux facteurs de richesse » nous invite à revoir de fond en comble nos représentations de l’économie et de la valeur. Dès maintenant, elle peut se traduire en pistes d’expérimentation pour les collectivités locales sensibles à cette démarche. Premières perspectives.
« Reconsidérer la richesse » : tel est le titre du rapport rédigé par Patrick Viveret, philosophe et conseiller référendaire à la Cour des comptes, au terme de la mission que lui avait confié Guy Hascoët, ancien secrétaire d’Etat à l’Economie solidaire.

Ce travail constitue aussi bien une critique des indicateurs économiques « classiques » – au premier rang desquels le Produit intérieur brut – qu’une analyse des conditions dans lesquelles a pu se développer, dans nos sociétés, une véritable « religion » de l’économie.

Pour Patrick Viveret, il s’agit à la fois de défendre le droit à « compter autrement » et de plaider pour celui « à ne pas tout compter… mais à prendre en compte ce qu’on ne compte pas ». Autrement dit, tenter simultanément de sortir de la dictature marchande et monétaire sur l’économie et de contenir l’économisme triomphant qui imprègne nos sociétés.

Changer les règles du jeu Fort bien, mais comment s’y prendre ? Toute transformation politique suppose de parvenir à changer quelques règles du jeu. Aujourd’hui, ces règles sont faites pour préserver et conforter le système dominant : l’économie capitaliste de marché. On voit bien, par exemple, que le fait que le PIB n’enregistre que les flux monétaires aboutit à disqualifier toutes les formes économiques non marchandes et non monétaires. Ainsi, le travail bénévole accompli par les associations apparaît purement et simplement comme venant ponctionner des richesses qui, elles, seraient créées par les seules entreprises privées. Les tenants d’une « autre économie » sont donc nécessairement conduits à se poser la question d’un changement des indicateurs et autres règles du jeu.

Changer les règles, cela peut se faire par la loi ou par l’expérimentation (du moins dans un premier temps). Traditionnellement, la culture de gauche favorise le passage direct par la loi, qui émane de la représentation populaire et s’impose à tous. Mais les difficultés que l’on rencontre à construire un véritable intérêt général montre que le processus législatif n’est pas toujours la panacée. La gauche n’aurait-elle pas intérêt à réhabiliter la notion d’expérimentation dont la droite, des années durant, s’est faite le champion ?

Dans ce contexte, le local apparaît comme le terrain par excellence de l’expérimentation. D’autant qu’en matière économique, le développement local durable, dans les faits et quelles que soient les divergences entre les différents types d’acteurs, intègre toujours : une dimension économique autre que marchande ; une dimension sociale, culturelle, politique, écologique autre qu’économique…

De plus, les territoires locaux sont souvent le lieu où le débat démocratique peut se nouer autour de désaccords féconds et dynamiques (et non autour d’antagonismes figés). C’est à ce niveau, par exemple, que peut se poser, de manière concrète et pertinente, la question de ce que les citoyens souhaitent valoriser dans leur vie en société.

Le rapport de Patrick Viveret peut ainsi ouvrir la voie à un foisonnement d’expérimentations locales. Voici quelques pistes, qui concernent aussi bien l’évaluation de la richesse créée localement que les incitations aux formes économiques non marchandes, la question des monnaies de proximité et autres systèmes d’échanges, la mise en place de débats démocratiques sur ces questions.
Evaluer la richesse créée localement

Quatre idées pourraient être explorées au niveau local, qui permettraient aux collectivités territoriales et aux acteurs économiques et sociaux de se doter d’autres « thermomètres » que ceux habituellement utilisés.

 1. Simulation de la richesse créée par les actions bénévoles, notamment associatives. Pour démarrer dans cette voie, une municipalité pourrait, par exemple, à l’occasion d’un forum inter-associatif initié par ses soins, demander aux associations de réaliser elles-mêmes une auto-évaluation de ce qu’elles estiment créer comme richesse pour la collectivité. Ce premier travail pourrait déboucher sur la mise en place de critères et d’indices acceptés par tous.

 2. Encouragement à la mise en place de bilans sociétaux. Le bilan sociétal a été inventé par le CJDES (Centre des jeunes dirigeants et acteurs de l’économie sociale) pour permettre aux structures de l’économie sociale d’évaluer l’impact de leur activité sur la société (sur les plans social et environnemental notamment). Un tel outil pourrait être promu par une collectivité territoriale, qui le proposerait alors à l’ensemble des acteurs économiques locaux (marchands et non marchands). On pourrait ainsi évaluer l’impact (négatif quand il s’agit de destruction, positif quand cela contribue à prévenir des risques sociaux et environnementaux) de l’ensemble des activités économiques locales sur la société.

 3. Mise en place d’une comptabilité municipale « patrimoniale ». Contrairement à la comptabilité privée qui, avec le « bilan », dispose en permanence d’un outil pour évaluer l’état du patrimoine d’une entreprise, la comptabilité publique dispose rarement de données « patrimoniales ». Une collectivité territoriale pourrait mettre en place des indicateurs en ce sens, notamment pour évaluer l’état du patrimoine « naturel » de son territoire.

 4. Appropriation d’un logiciel permettant des comparaisons et simulations. Une association italienne a développé et promu un système-expert qui permet de calculer un indicateur synthétique à partir de différentes données économiques, technologiques, sociales et environnementales. Cet indicateur variant en fonction du poids que l’on souhaite donner à tel ou tel critère, il est possible de simuler et de comparer les performances de différents territoires à partir du choix – politique – qui est fait de privilégier plutôt tel ou tel facteur. Une collectivité locale pourrait ainsi disposer d’un outil pour ouvrir le débat concernant les effets – sur la mesure de la richesse – des priorités choisies.
Inciter au développement de formes économiques non marchandes
Plus directement, une collectivité locale peut décider de favoriser les formes économiques non monétaires ou non marchandes, en raison de l’impact positif que ces activités ont sur le territoire.

 5. Ouverture d’un fonds public destiné à financer les activités de prévention. A partir de la mise en place d’indicateurs locaux de destruction sociale et environnementale, une collectivité territoriale pourrait ouvrir un fonds public, destiné à financer les activités de prévention des casses sociales et environnementales. Il s’agit là d’une mesure qui s’inscrit dans la logique de l’ »activation des dépenses passives ».

 6. Mise en place de systèmes incitatifs au développement du « capital humain ». Tout le monde s’accorde à reconnaître que le « capital humain » constitue désormais la première richesse des entreprises et autres acteurs économiques. Une collectivité a donc pour mission de faire prospérer ce capital sur son territoire. A Grand-Quevilly, dans la banlieue de Rouen, la municipalité a décidé de créer un revenu étudiant pour ceux qui poursuivent leurs études dans l’agglomération, à charge pour eux de participer à des activités de soutien scolaire auprès des plus jeunes. Une logique vertueuse qui vise à développer le capital humain local, et que d’autres collectivités pourraient suivre sinon systématiser…

 7. Mesures d’appui aux activités d’économie sociale et solidaire. Certaines activités d’économie sociale et solidaire s’apparentent à des prestations marchandes, mais elles ne peuvent être considérées comme « concurrentielles » de celles des prestataires privés, dans la mesure où elles s’accompagnent d’effets sociaux bénéfiques pour toute la collectivité (renforcement du lien social, dynamique d’appropriation collective, expression des citoyens sur les problèmes qui les concernent, etc.). Là, les municipalités ont un rôle crucial à jouer, notamment lorsqu’il s’agit d’attribuer des marchés. Ainsi, une Ville – à condition de respecter les clauses du code des marchés publics – peut choisir de privilégier une Régie de Quartier plutôt que des entreprises privées effectuant le même type de travail dans les quartiers d’habitat populaire (entretien des espaces verts, ménage des parties communes, enlèvement des encombrants, services de médiation nocturne…).
Mettre en place des systèmes d’échanges et monnaies de proximité
Constatant que la monnaie officielle joue souvent un rôle d’exclusion, les collectivités locales peuvent s’engager à promouvoir des monnaies de proximité ou des systèmes d’échanges basés sur le temps.

 8. Travail de repérage et d’analyse sur « le temps des femmes ». Première femme élue députée au Parlement néo-zélandais, Marilyn Waring s’est fait connaître par une critique sans concession des systèmes nationaux de comptabilité. Depuis, dès qu’elle arrive dans un nouveau pays, elle s’efforce d’en comprendre la structuration sociale en interrogeant les femmes sur leur emploi du temps. Des évaluations de ce type pourraient périodiquement être menées par une collectivité territoriale afin d’identifier une part de la richesse créée mais non comptabilisée.

 9. Encouragement à la mise en place de SEL ou de banques du temps. Les systèmes d’échanges locaux sont nés au Canada et en Grande-Bretagne dans les années 80, avant de s’implanter en France au milieu des années 90. Ils permettent d’échanger des biens, des services ou des savoirs dans une unité d’échanges locale basée sur le temps. Le principe des « banques du temps », nées en Italie des luttes de femmes, est sensiblement similaire. Mais chez nos voisins, la loi nationale sur les temps sociaux, votée en 1990, oblige les mairies à soutenir ces banques du temps (prêt d’un local, ouverture d’une ligne téléphonique, etc.). En France, une collectivité locale ne pourrait-elle pas choisir de s’engager de son plein gré dans cette voie ?

 10. Participation des collectivités locales à l’expérience Sol. Le projet Sol consiste à créer une monnaie électronique affectée aux réseaux de l’économie sociale et solidaire. Les Sols peuvent être acquis en achetant des biens et services de l’économie sociale et solidaire, en ayant un comportement civique tendant à réduire les destructions, en s’impliquant dans des activités bénévoles et citoyennes. Ils peuvent servir à acheter des biens et services de l’économie sociale et solidaire, à accéder à des biens collectifs (accès à la culture…), à soutenir des initiatives locales ou de grandes causes. Une collectivité territoriale pourrait participer à une telle expérience, par exemple en abondant les Sols acquis par les personnes.
Organiser le débat démocratique sur ces questions
Il ne suffit pas de critiquer les indicateurs officiels ou de plaider pour l’existence de monnaies plurielles. L’enjeu, pour les collectivités territoriales, c’est aussi de remettre les choix économiques entre les mains des citoyens. Donc de conjuguer nouvelle approche de la richesse et démocratie participative.

 11. Couplage du budget participatif avec des démarches de simulation de la perte. Initiées notamment au Brésil, les expériences de budget participatif ont l’immense avantage de replacer certains choix budgétaires entre les mains des citoyens et de mettre ainsi en lumière les priorités choisies. Mais elles s’appuient sur des indicateurs « classiques » qui survalorisent les activités monétaires. On pourrait coupler des innovations de ce type avec des démarches visant à valoriser les biens et services par simulation de leur perte. Ce qui revient à poser aux citoyens plus directement la question : qu’est-ce qui a de la valeur pour nous ?

 12. Mise en place d’indicateurs de dissociation et ouverture de débats publics. On parle d’indicateur de dissociation dès que l’on repère un « grand écart » entre les indicateurs économiques classiques et des données sociales et environnementales. Une municipalité pourrait décider d’ouvrir le débat public (en utilisant notamment des outils de type « conférences de citoyens ») dès qu’un tel indicateur est repéré et donne ainsi matière à des interprétations divergentes.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

Catégorie(s)

ECONOMIE, ETUDE

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