gif_spaceball.gif

gif_spaceball.gifMonnaies « Locales », « sociales », « solidaires », « virtuelles », « libres », « affectées », « complémentaires », « alternatives », « plurielles »…

… une floraison de qualificatifs parcourt le monde des monnaies non officielles, c’est-à-dire à celles autres que nationales (ou européenne).

Chaque adjectif a sa raison d’être, bien sûr, et l’on ne saurait confondre les dispositifs de fidélité purement commerciaux (de type « miles »), les monnaies des mondes virtuels sur Internet (comme le « Linden dollar » de « Second Life ») et les systèmes d’échanges basés sur le temps ou les réseaux de troc qui sont allés jusqu’à rassembler six millions d’Argentins (cf. H. Primavera). Il n’empêche : tous attestent, chacun à leur manière, que la monnaie remplit de multiples fonctions. Et que si l’une d’entre elles n’est plus assurée, la nature ayant horreur du vide, des systèmes alternatifs viendront rapidement combler le manque.

Pourtant, c’est toujours avec infiniment de précaution – même dans les sphères de l’économie sociale et solidaire, même dans les milieux altermondialistes – que l’on aborde cette question des autres monnaies. Sans doute le consensus, largement partagé, sur le fait que les activités humaines doivent impérativement distinguer activités non monétaires, activités monétaires non marchandes et activités marchandes, y est-il pour beaucoup : ne faut-il pas admettre, en fin de compte, que seul ce qui se rattache à la monnaie officielle peut être qualifié de « monétaire » ?

Il est vrai que seule cette monnaie nationale (ou, chez nous, l’euro), grâce à sa convertibilité totale est, en théorie, en mesure d’universaliser l’échange entre les humains.

Pourtant, l’émergence progressive d’une économie sociale et solidaire nous rappelle que les frontières ne sont pas si étanches que cela entre « non monétaire », « monétaire non marchand » et « marchand ». Faute de mieux, les premiers théoriciens de l’économie solidaire en sont venus à évoquer la nécessaire « hybridation des ressources » qui constituerait sa base économique et financière. Chacun sent bien que c’est un peu court…

Plus profondément, les hésitations, voire les réticences, à aborder cette question des monnaies plurielles tient sans doute aux doutes qui assaillent la plupart des citoyens à ce sujet, y compris ceux qui aspirent à une économie et une société dégagées de la seule logique du profit.

Aux yeux de beaucoup, l’idée de monnaies complémentaires ne semble ni tout à fait nécessaire, ni vraiment réaliste, ni pleinement légitime, ni forcément efficace et vertueuse.

Pas nécessaire ? Il suffit pourtant de constater toutes les initiatives sociales, écologiques et solidaires qui finissent par buter sur l’absence d’un outil adéquat d’échange et d’évaluation. Certes, le projet de nouveaux indicateurs, capables d’internaliser les effets sociaux et environnementaux des activités économiques, constitue un horizon « macro » indépassable, à moyen ou long terme.

Mais, dans l’immédiat et à un niveau très local, comme le rappelle Claude Alphandéry, « nous n’arrivons pas à boucler ensemble la question des personnes que l’on s’efforce de sortir de l’exclusion, celle des services nécessaires à la société mais qui ne peuvent être assurés par la sphère marchande, et celle des bénévoles prêts à s’engager sur des activités sociales et solidaires ». Bref, il en va de la pérennité de l’économie sociale et solidaire. Mais aussi, souligne Jean Zin, de la relocalisation de l’économie, seule alternative à la globalisation marchande.

Pas réaliste ? Jérôme Blanc et Bernard Lietaer donnent à peu près les mêmes chiffres : il y aurait, de par le monde, quelque 4 000 expériences témoignant de l’existence, bien concrète, bien réelle, de monnaies non officielles.

Philippe Aigrain ajoute que l’essor des monnaies plurielles est inéluctable vu la nécessité de valoriser – en interne comme en externe – toutes ces nouvelles activités qui fleurissent sur la toile et qui vont de la création artistique à la production d’informations.

Pas légitime ? D’abord, les monnaies virtuelles qui émergent à la faveur d’Internet, même quand elles contribuent à l’évasion fiscale ou à la création de marchés du travail dérégulés, comme le rappelle Valérie Peugeot, ne se posent pas la question de leur légitimité – et elle ne leur est même pas posée.

Ensuite, souligne Patrick Viveret, les monnaies officielles elles-mêmes ne sont pas exemptes de ce procès en illégitimité : d’abord, parce qu’elles se sont, au fil des décennies, progressivement déconnectées de tout lien avec les richesses matérielles ; ensuite, parce qu’elles ont, dans le même temps, abandonné leur fonction initiale, qui était de faciliter l’échange entre tous les humains. « Le système monétaire que nous connaissons est devenu contre-productif », constate Bernard Lietaer, qui fut pourtant l’un des concepteurs de l’euro. Ceci posé, n’est-il pas légitime d’inventer de nouveaux systèmes – pas plus arbitraires que les officiels – mais permettant de renouer avec leur fonction première ?

Ni efficace ni vertueux ? C’est sans doute là que le bât blesse. Car la plupart des systèmes développés jusqu’ici, s’ils ont parfois administré la preuve de leurs qualités, ont aussi révélé leurs failles et leurs limites, comme le rappelle Jérôme Blanc ou, pour l’expérience argentine, Heloisa Primavera. Mais n’est-ce pas le lot de toute innovation humaine ? Et plutôt que d’en tirer prétexte pour les condamner globalement, ne faut-il pas, à travers un processus classique d’essais-erreurs, s’efforcer de rectifier le tir et d’en améliorer l’efficacité ? C’est ce que tente le projet Sol, certainement le plus ambitieux conduit à ce jour en France, présenté ici par Celina Whitaker. De nouveaux modes d’échange s’inventent autour d’une alliance inédite entre acteurs de l’économie sociale et solidaires, citoyens-consommateurs et collectivités locales.

Ce projet traverse largement cette nouvelle livraison de la lettre électronique de Transversales Science Culture. Car plutôt que de s’interroger à l’infini sur l’efficacité de ces nouvelles monnaies, nous pensons qu’il vaut mieux s’engager aux côtés de ceux qui tentent de remédier aux défauts passés et de tirer les monnaies sociales vers le meilleur. Un défi stimulant. Et à portée de mains.
[[*Ce texte de Philippe Merlant cofondateur de Place-Publique, est paru dans la revue Transversales 22 décembre 2007]]

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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