L’observation des circuits cérébraux de la récompense permet de mieux cerner notre rapport à l’argent, mais on ne peut parler d’aire cérébrale de la monnaie.

 Place Publique: A t-on une vision établie de la façon dont le cerveau traite l’argent ?

Sacha Bourgeois-Gironde: On connaît bien les circuits cérébraux de la récompense. Ils sont communs à la monnaie, à la nourriture, à la récompense en général. On sait aussi que l’argent peut produire un effet sur le cerveau similaire à la drogue ou au sexe. Matthias Pessiglione dans une étude remarquable publiée en 2008 a montré que l’argent pouvait exercer une motivation subliminale, inconsciente.

Des sujets qui étaient exposés de manière subliminale à des stimuli monétaires plus ou moins importants modulaient leurs efforts (physiques) dans une tache non directement motivante par elle même, en fonction de l’importance de ces stimuli monétaires.

On sait d’autres choses encore: Zink et Berns ont montré en 2005 que l’argent gagné sans effort procurait moins de plaisir que l’argent gagné avec un effort. Encore une fois, il s’agit d’observer dans les circuits de la récompense des activités contrastées selon qu’on a obtenu de l’argent en ne faisant rien ou en produisant un effort, même anodin et minime.

 Place Publique: En quoi cela est-il particulièrement vrai pour la monnaie ? Que peut-on dire d’un encodage neuronal particulier pour la monnaie ?

Sacha Bourgeois-Gironde: On connaît beaucoup moins bien l’encodage neuronal de la monnaie. La monnaie est définie traditionnellement par relation aux trois fonctions qu’elle remplit: unité de compte, moyen d’échange et réserve de valeur. Il s’agit d’une notion abstraite et conventionnelle. Il s’agit aussi, de fait, d’une invention ou d’un artefact culturel récent: environ 2700 ans. Bien trop récent donc pour avoir influence nos circuits cérébraux. C’est une chose de voir que des taches monétairement motivantes activent les circuits de la récompense – ce qui va assez de soi – mais c’en est une autre de dire que la monnaie a un encodage neuronal spécifique, ce qui ne va pas de soi du tout et confine même au charlatanisme: l’idée qu’il y aurait une aire cérébrale de la monnaie.

On peut néanmoins répondre à la question de savoir comment le cerveau reconnaît qu’un disque de métal est actuellement de la monnaie ou bien qu’il ne l’est pas ou plus. Avec Catherine Tallon-Baudry, Florent Meyniel nous avons montré récemment dans une étude en imagerie cérébrale (magneto-encephalographie) que le cerveau distinguait de manière automatique et très rapide des pièces qui ont cours (euros, dollars) de pièces qui n’ont plus cours (francs, zlotys par exemple).

La monnaie semble bien une catégorie abstraite traitée de manière efficace par le cerveau. Il n’y a évidemment pas pour autant une « aire de la monnaie ». Ce qu’on peut présumer est que le cerveau utilise des fonctions dédiées à des nécessités anciennes du point de vue évolutionnaire (nourriture, visages, par exemple) pour le traitement d’une catégorie aussi « vitale » que la monnaie.

 Place Publique: Que se passe t-il dans notre cerveau quand des situations où nos préférences ou satisfactions à court terme sont en conflit avec nos préférences à long terme, dans le domaine financier ? Quel circuit prend le dessus ?

Sacha Bougeois-Gironde: Des économistes comme David Laibson et George Loewenstein et des neuroscientifiques comme Samuel McClure se sont associés pour étudier le fonctionnement cérébral en cas de conflit entre un bien présent tentant et un bien futur plus intéressant, mais pour l’obtention duquel il faut renoncer au bien présent. Ces chercheurs ont expliqué la préférence pour le présent – qu’on peut aussi appeler impatience ou myopie – par la prégnance du système limbique sur le cortex préfrontal. Ce genre de données – relativement générales d’un point de vue neurobiologique – ont un intérêt pour comprendre des institutions économiques comme l’épargne, le microcrédit, le système éducatif. La neuroéconomie a assurément des implications publiques et sociétales à cet égard.

 Place Publique: En quoi cela peut –il jouer sur l’usage d’un échange sous forme de troc, par exemple, ou de nouvelles formes de monnaie et non plus uniquement de monnaie sonnante et trébuchante ?

Sacha Bourgeois-Gironde: Il s’agit d’une application économique des études de neurobiologie monétaire en effet. Nous avons observé, a travers notre étude récente, que le cerveau catégorisait très rapidement les pièces de monnaie selon qu’elles ont actuellement cours ou pas.

Cette catégorisation est indépendante de la familiarité que les sujets ont à l’égard de ces pièces et s’effectue sur la base d’une connaissance très minimale: on vous informe simplement que telle ou telle monnaie a actuellement cours dans tel ou tel pays à telle ou telle date. Cela montre qu’une nouvelle monnaie peut être introduite et acceptée rapidement et facilement par tout le monde. Ce n’est pas parce que certains continuent de convertir les euros en francs que l’euro n’est pas immédiatement reconnu comme porteur de la valeur.

Concernant le passage du troc à la monnaie, il y a souvent une très grande naïveté, un peu mythologique, dans les discussions sur ce sujet. Il n’est pas forcement correct de penser que la monnaie a été introduite pour trouver une commune mesure à la valeur intrinsèques des marchandises qui jusque là étaient l’objet du troc. L’approche dite institutionnaliste de la monnaie (défendue par Aglietta et Orlean) dit exactement le contraire. La monnaie introduit la valeur. L’invention de la monnaie a coïncide avec l’introduction de nouvelles fonctions et d’une nouvelle organisation de la sphère marchande basée sur la notion de valeur qui le lui préexistait pas nécessairement. Ce qui est frappant est que notre étude neurobiologique semble corroborer cette approche.

 Place Publique: Les réflexes face à une monnaie sous une autre forme, « monnaie d’échange » ou « monnaie dématérialisée » sont- ils différents ? Cela peut-il influencer nos comportements à venir ?

Sacha Bourgeois-Gironde: La monnaie a un support physique même quand elle semble dématérialisée. Les échanges monétaires sont enregistrés sous forme d’événements électroniques dans les ordinateurs des banques. La grande différence est que les individus ne manipulent plus directement l’argent. Cela affecte nos comportements. Une étude récente menée au MIT a montré qu’on dépensait jusqu’à 10 fois plus en utilisant sa carte de crédit plutôt que de l’argent liquide.

Ce fait nous amène à réfléchir à ce que j’appelle l’ergonomie monétaire. Les pièces et les billets ont des propriétés proprioceptives dont sont dépourvues les cartes de crédit ou les transactions sur internet: propriétés tactiles, sensation de la masse, etc. La monnaie est une extension de notre identité corporelle et symbolique. La mise en place de nouvelles monnaies devra se construire à partir d’une réflexion sur la nature biologique profonde de la monnaie.

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