(La sonnerie redouble)

PERE UBU

– Ah ! mon Dieu ! c’est au moins l’heure du Jugement Dernier.

LA CONSCIENCE (sortant de la table de nuit)

– Pas exactement Père Ubu : ce n’est que le siècle qui sonne !

PERE UBU

– Le siècle ? mais il me semble qu’il a déjà sonné l’année dernière. Comme le temps passe !

Alfred Jarry Almanach illustré du Père Ubu

(réédité par Le Castor Astral 2006)

Il y a les entreprises qui vous demandent de prendre dès maintenant tout le contingent des journées de réduction du temps de travail (RTT) que vous n’avez pas encore utilisées. Il y a celles dont les salariés sont en chômage technique pour une, deux, trois semaines ou deux ou trois jours par semaine, qui sont indemnisés au mieux à 80%, le plus souvent 60%….Il y a aussi celles qui profitant de la crise donnent un tour de vis supplémentaire en jetant des salariés à la rue. Il y a enfin les entreprises qui disparaissent.

Selon une simulation de l’UNEDIC, 1% de réduction du produit intérieur brut correspondrait à la perte d’environ 300.000 emplois. L’hebdomadaire Le Point -un fournisseur de prêt à penser ultra-libéral pour cadres fatigués- pratique l’humour involontaire en parlant de 282 000 emplois supprimés sans fournir la barre d’incertitude de la simulation correspondante. C’est sûrement le chiffre fourni par l’UNEDIC, mais pour que le dernier chiffre significatif c’est-à-dire le 2 de 282 puisse être pris au sérieux, il faudrait que la précision de cette simulation soit meilleure que 1%. Chacun sait qu’à l’heure des classements quantitatifs de tout et n’importe quoi, l’essentiel, c’est de faire sérieux, pas de l’être.

Si une réduction de 1% du PIB détruisait environ 300.000 emplois, alors, au rythme où vont les choses, aller vers un million de chômeurs supplémentaires en France n’est pas exclu. En d’autres termes l’éventail des possibles est bien plus ouvert que ce qu’on nous raconte et que ce que nous aurions tendance à imaginer. Ce qui veut dire que toute politique, tout responsable politique qui ne prend pas en compte cette possibilité ne doit pas être surpris de rencontrer méfiance, suspicion, hostilité tant les discours tenus sont dérisoires et contre-productifs. Comme si de ne pas parler d’une partie des possibles réduisait l’inquiétude et atténuerait les revendications. Au contraire, c’est de n’en parler point qui souligne le refus de penser, d’analyser, de prévenir, de remettre en cause, de faire appel aux solidarités qui plus que jamais seraient nécessaires dans cette éventualité.

Instruits par la crise de 29, les gouvernements, face à la première phase de la crise, celle de la finance, ont adopté les mesures financières qui ont effectivement évité une catastrophe immédiate. Cela ne suffit pas à exclure, comme chacun commence à s’en rendre compte, qu’un désastre de l’ampleur de celui de 29 ait disparu de l’horizon. Les temps modernes sont peut-être encore devant nous. En effet, si dans un premier temps, le New Deal a permis aux Etats Unis d’Amérique de maintenir la cohésion sociale autour d’un projet assez largement partagé, il n’a pas réussi à juguler la crise économique ni dans le pays- en 1938 le chômage repartait à la hausse- et encore moins dans le reste du monde avec les conséquences que l’on sait.

Au sortir de la deuxième guerre mondiale, la force des mouvements ouvriers mais aussi la présence du bloc soviétique imposèrent un partage social favorable aux salariés en échange de l’augmentation de la productivité du travail : l’Etat providence a été le compromis social des pays occidentaux. En Europe, l’amélioration des conditions de vie des uns était ainsi garantie par l’oppression des autres. L’Histoire ne repasse peut-être pas les plats mais, même par temps calmes, elle est source d’ironies amères. La chute du Mur de Berlin a enfin libéré l’autre Europe, mais simultanément dans des sociétés largement liquéfiées, elle a accéléré le remplacement de l’espérance d’un meilleur futur par la recherche d’un maintenant différent. Le compromis social a volé en éclats. Aux USA, en Espagne, au Royaume-Uni, en Europe centrale le crédit facile au logement (en francs suisses pour les Polonais payés en zlotys !!!) a masqué l’insuffisance des revenus.

En France, les travailleurs pauvres du XIX ème siècle sont réinventés. Ceux dont le salaire ne suffit pas pour vivre sont éligibles à une allocation versée par l’Etat. Encore un peu d’imagination administrative et nous reverrons peut-être les hospices pour indigents. Une chose cependant est certaine : à la fraction de ceux d’entre eux qui seraient dans un besoin extrême, déconseillons d’emblée d’aller à l’Elysée où c’est « éclairé et bien chauffé » comme cela a été assuré aux dirigeants des organismes de recherche le 22 janvier dernier : il n’y aura pas assez de place.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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ECONOMIE

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