Souvent définie par le prisme méthodologique, l’innovation peut-elle être envisagée par sa finalité ? Oui, répond Eric Seulliet, le directeur de la société de conseil en prospective e-Mergences et président de l’association La Fabrique du futur, qui en appelle à une dimension éthique de l’innovation.

Propos recueillis par Muriel Jaouen

M. J. : La thèse d’une innovation qui se nourrit d’elle-même a encore souvent force de loi. Ne pourrait-on pas appréhender l’innovation par la finalité plutôt que par les moyens?

Eric Seuillet : On peut identifier deux grands cas de figure. D’un côté, les entreprises conscientes que l’innovation constitue un levier vital de leur développement et de leur pérennité. On est ici dans une posture de principe : on innove pour innover, sans nécessairement savoir où l’on va. D’un autre côté, les entreprises ou organisations qui ont inscrit de manière structurante l’innovation dans leur vocation, voire dans leur mission. L’innovation revendique dès lors une finalité, qu’elle soit technique, scientifique, sociale, économique, éthique. L’association que je préside s’appelle “La Fabrique du futur”. Nous sommes attachés à l’idée que le futur n’est pas une fatalité céleste, mais qu’il se construit et que nous en sommes tous les architectes, avec nos moyens, au quotidien. La prospective ne doit pas rester l’apanage de grands groupes. Elle est affaire de tous : décideurs certes, mais aussi consommateurs, usagers, citoyens…

M.J. : Que penser de l’innovation participative ?

E.S. : A l’heure du Web 2.0, ce serait faire preuve d’aveuglement que de nier le poids des réseaux et de la participation dans l’innovation. La prospective, en tout cas dans un pays comme la France, marqué par le cartésianisme, répond encore majoritairement à un schéma “top-down”, où la raison prime sur l’usage. Mais on sent partout, dans les débats, les contributions, émerger une vision plus utilitaire de l’innovation. Y compris dans les entreprises, où le principe de la co-création devient plus en plus prégnant, notamment au sein des départements marketing. C’est un écho direct de cette dimension d’usage. Si l’innovation ne remonte pas en force dans les usages, elle est vaine, elle échoue. Dès lors que l’on place l’usager – consommateur, citoyen – au centre de la prospective, on installe celle-ci dans une logique de finalité.

M.J. : Définir l’innovation par la finalité, c’est y injecter une dimension morale…

E.S. : Et pourquoi pas ? Après tout, Gaston Berger, l’un des pères de la prospective, était un humaniste. Si l’on revendique une logique d’usage, c’est a priori pour aller dans le sens d’un “mieux”. Il ne s’agit pas de répondre à des injonctions morales, mais de mettre en œuvre une démarche pragmatique au service des individus et de la collectivité. C’est une approche éthique de l’innovation. Le parallèle de plus en plus fréquent entre prospective et développement durable va dans ce sens. Prenons le cas des nanotechnologies. Pourquoi ne seraient-elles pas compatibles avec les impératifs du développement durable ? Il y a encore cinq ans, on parlait de R&D et d’écologie, sans établir spontanément d’association entre l’une et l’autre. Aujourd’hui, on parle d’innovation et de développement durable, en les associant plus aisément. Dans les discours, mais aussi dans les organisations et les pratiques. Le concept de responsabilité sociale des entreprises traduit bien cette tendance.

M.J. : L’innovation permettrait donc aux entreprises de s’engager dans un processus de responsabilité ?

E.S. : Pas seulement. Lorsque l’on innove, c’est pour se distinguer, pour marquer une différence, par exemple un avantage concurrentiel. La prospective est également sous-tendue par la recherche de la singularité. Il y a ici une démarche identitaire, presque ontologique. L’innovation constitue sans doute le moyen le plus sûr pour les entreprises de trouver, de retrouver et d’affirmer leur identité profonde. C’est le sens du discours ambiant sur l’ADN des marques et la culture d’entreprise. Lorsque Renault et PSA travaillent à un nouveau modèle de voiture, on pourrait supposer que leur travail va aboutir à des résultats semblables : même secteur d’activité, mêmes moyens, mêmes ressources… Or, in fine, les deux entreprises vont proposer chacune un prototype spécifique. C’est la signature d’une culture propre. L’innovation, c’est l’anti-standardisation.

Sur Internet :

www.e-mergences.net

www.lafabriquedufutur.org