Le « crowdsourcing », permet aux entreprises de puiser gratuitement dans les contenus des amateurs du web les idées et les tendances de demain. Ce phénomène pourrait progressivement concurrencer l’économie traditionnelle. Débat.

Plus d’un milliards d’individus utilise aujourd’hui le réseau en ligne.

Impossible de passer à côté du potentiel que représente cette «foule solitaire» pour l’avenir du commerce et des échanges. D’ici à 2015, pratiquement tous les réseaux fixes de communication et de diffusions seront fédérés sur la toile.

Pour les directions de marketing, cela ressemble à un avenir radieux. «Le libre échange des idées sera la grande idée du siècle» souligne Denis Ettighoffer, auteur de «Netbrain» (Dunod). L’engouement pour les sites participatifs de partage d’idées et de projets fait florès et cela ne fait que commencer. L’augmentation massive du nombre d’internautes dans les pays émergents laissent entrevoir un marché considérable.

Utiliser le pouvoir d’influence de ces communautés internet, de ces réseaux sociaux des blogs et des forums, comme sources d’innovation, tel est le nouveau crédo des entreprises qui commencent à mesurer l’immensité de l’enjeu.

Ce phénomène porte un nom: le «crowdsourcing».

Autrement dit: profiter du temps disponible de ces milliers d’internautes comme autant d’outils pour trouver des idées précieuses.

Selon Karim Lakhani, professeur à Harvard, le mécanisme permet d’intégrer “l’expertise qui se trouve à la périphérie. Les ressources ne viennent pas d’experts professionnels, mais plutôt d’amateurs, ayant des savoir faire dans un domaine particulier. Nous avons là un système distribué d’innovation au potentiel considérable».

Pour les entreprises «chasseurs de coûts», « low cost » et autres « net companies », c’est tout bénéfice. Les petits malins peuvent ainsi créer du contenu à l’oeil, résoudre des problèmes, faire de la recherche et du développement dans des domaines scientifiques variés, sans se fouler, et…s’en mettre plein les poches.

Pas besoin de personnel supplémentaire à recruter ni de prestataires extérieurs à rémunérer. Inutile de délocaliser pour s’attacher une main d’oeuvre moins chere à l’étranger, il suffit de ramasser les compétences.

Où cà ? N’importe où sur le réseau.

Certes, toute idée émise par la foule virtuelle n’est pas socialement recevable ni de bonne qualité. Mais sur la masse de la toile, toute idée nouvelle est déjà socialement reçue, donc commercialement peu risquée et forcément juteuse.

«Ce phénomène qu’on pourrait, dans un futur proche, qualifier de nouvelle économie – certains parlent d’ « intérim 2.0 » – , tend à se généraliser dans de nombreux domaines. Il concurrence progressivement l’économie dite traditionnelle» fait observer Jeff Howe, un journaliste du magazine Wired, qui publiera au mois de juillet 2008 un bouquin sur le phénomène aux éditions Crown Books.

Ce dernier montre que ce qui était un épiphénomène, cantonné dans le monde du logiciel ouvert (open source), est en train de conquérir l’attention du monde des affaires.

Le gourou de l’internet, par qui ce «bonheur» marketing arrive sur la place publique s’appelle Don Tapscott. Dans son ouvrage «Wikinomics…comment l’intelligence collaborative bouleverse l’économie?», paru aux Editions Village Mondial, il explique, à force d’interviews auprès d’acteurs clés, ce qu’est le monde de la «Wikinomie».

A l’origine, rien d’autre qu’une invention relativement simple : l’encyclopédie Wikipedia. Rédigée par des milliers d’internautes, elle est régulièrement mise à jour et offre une mine d’informations. Il suffit alors d’appliquer ce modèle participatif dans le domaine des achats et d’associer le plus grand nombre de consommateurs aux processus d’innovation, de production et de diffusion.

Et le tour est joué. On est « crowdsourcé »

L’idée n’est certes pas complètement neuve.

Les expériences de co-production d’idées avec les salariés ou les clients sont déjà appliquées au sein même des entreprises. Des sociétés établies, comme Boeing, BMW ou Procter&Gamble, font de cette collaboration « intelligente » un levier pour réduire leurs coûts et co-créer avec leurs partenaires.
Accor ou Orange ont lancé des programmes de créativité des personnels avec systèmes de récompense pour obtenir des idées. Sur 10 000 propositions d’idées reçues dans la base Innovacor, Accor a récompensé un tiers des employés. Une bonne centaine de bonnes pratiques ont été appliquées génératrices d’économies non négligeables. Les employés méritants peuvent accumuler des points récompense comparables aux s’miles et autres points de fidélité.

Les entreprises ne doivent pas se contenter d’écouter les consommateurs, car les clients font rarement preuve d’imagination» écrit Laurent Ponthou, ingénieur* (co-auteur de « Fabriquer le futur ». Village mondial). De même, les cabinets d’études ou de sondages, genre Cofremca ou TNS Sofres, ne suffisent plus à analyser les évolutions des modes de consommation. Il faut sortir respirer l’air de la mondialisation. Et cet air s’appelle Internet.

« Le caractère inédit du crowdsourcing, c’est non seulement son ampleur économique mais aussi son impact sociétal » soutient Jeff Howe. A l’exemple de «youtube» dont les ressources (les films) sont produits par une foule virtuelle d’amateurs non rémunérés, le modèle économique de nombreuses start up de la nouvelle économie repose sur le bénévolat. Les grandes firmes n’hésitent pas à faire leur plein sur Internet en s’adressant à des sites forum spécialisés dans l’accouchement des idées d’internautes.

L’un d’entre eux, InnoCentive, offre des cadeaux aux internautes qui se creusent la tête sur des thématiques scientifiques. La communauté internet, Cambrian House, forte de 64 000 personnes est sur le point de lancer Vencorps, un site web sur lequel des investisseurs et capital risqueurs peuvent évaluer des idées de création d’entreprise. Elle récompense le meilleur projet en contrepartie de parts d’actions dans l’entreprise.

On trouve également «Zazzle» dans le design ou Marketocracy dans les services financiers. Autre exemple: iStockphoto. Jeff Howe raconte comment Claudia Menashe, chef de projet au Musée national de la santé de Washington, ayant découvert sur « iStockphoto » des documents utiles pour une exposition sur la grippe aviaire, a décidé de rompre le contrat avec son photographe professionnel.

A raison de 1 dollar la photo, ce dernier comprend vite qu’il ne peut pas rivaliser avec une foule d’amateurs expérimentés, chichement rétribués. Il fait partie des premières victimes du crowdsourcing.

Du coup, certains Cassandre pronostiquent déjà la disparition des experts, à plus ou moins court terme. Le phénomène provoquerait, disent-ils, l’appauvrissement généralisée des idées individuelles. Pour ces derniers, la créativité personnelle aurait en effet le plus grand mal à rivaliser avec la masse des tendances, résultats de goûts collectifs qui sont dans l’air du temps.

Les détracteurs du crowdsourcing parlent volontiers de «madsourcing» ou de «stupidsourcing». Ils stigmatisent une nouvelle forme d’esclavage, une nouvelle «place de marché du pauvre», «la pire, puisque les esclaves sont volontaires pour réaliser des petites taches pour quelques centimes ».

Ainsi dans le cas de iStockphoto, dont les revenus augmentent de 14% par mois, les «photo-internautes» ne gagnent même pas de quoi financer ni leurs caméra, ni les licences de mise à jour des logiciels. « Il s’agit typiquement d’une destruction de valeur par l’intervention d’acteurs au comportement irrationel sur le marché, du dumping», dit l’un d’entre eux…

Pour les laudateurs du système, au contraire, il existe un énorme réservoir de talents enthousiastes, d’énergie et de temps disponibles sur la toile, tout prêt à faire don de leur compétences et à faire progresser le monde.

Pourquoi s’en priver?

Parmi eux, se trouvent aussi des experts, des autodidactes, des chercheurs qui trouvent là une liberté supplémentaire, une confrontation publique qui rompt avec les effets de conformité à un milieu.

Si le crowdsourcing est susceptible de faire des ravages économiques parmi les free lance, il peut en outre aboutir à la création de nouvelles activités de leur part. Dans le monde des médias, par exemple, nombreux sont les projets «crowdsourcés» ( blogs, journaux collaboratif..) qui se positionnent sur le réseau internet, sous forme de contrepouvoirs.

La mutualisation des ressources permet à chacun d’y trouver son intérêt. Les internautes ont le loisir de s’y exprimer ouvertement, voir d’être détectés pour leur talents. Les fondateurs de sites participatifs peuvent promouvoir des contenus plus ouverts, pour pas cher.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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