Le peuple connu sous le nom d’audience souhaiterait vous informer, vous les médias, de son existence, ainsi que de la passation de pouvoir qui accompagne ce changement de support médiatique.

Pensez aux passagers de votre bateau qui possèdent désormais leur propre
embarcation. Ces lecteurs écrivains, ces spectateurs qui se saisissent d’une caméra. Ces auditeurs autrefois atomisés qui, au prix d’un modeste effort, se connectent les uns aux autres et obtiennent ainsi un moyen de parler au monde entier.

Nous comprenons que, confrontés à de telles déclarations, les médias crient sur les toits, au nom de la raison : « Si tout le monde parle, alors qui restera-t-il pour écouter ? Pourriez-vous nous le dire ? »

Le peuple jadis connu sous le nom d’audience ne croit pas que ce problème – trop d’orateurs – en soit vraiment un. Et maintenant, pour ceux de votre entourage qui se demanderaient encore qui nous sommes, voici à quoi pourrait ressembler une définition formelle :

Le peuple jadis connu sous le nom d’audience est constitué de ceux qui étaient situés à l’extrémité réceptive de ce système médiatique unilatéral – dans son schéma de diffusion – aux coûts d’entrée élevés et où quelques firmes se faisaient concurrence pour crier plus fort que les autres. Et ce tandis que le reste de la population écoutait, isolés les uns des autres.

 Autrefois, vous aviez les imprimeries. Il y a désormais ce support modeste, les blogs, qui nous a donné des imprimeries à tous. C’est d’ailleurs pour cela que l’on a appelé les blogs “des petites machines à Premier amendement” (“little First Amendment machines”) : ils étendent la liberté de la presse à plus d’acteurs.

 Autrefois, vous aviez les stations de radio qui diffusaient sur vos fréquences à vous. Il y a désormais cette brillante invention, le podcasting, qui nous a donné la radio. Et nous lui avons déjà trouvé bien plus d’usages que vous.

 Autrefois, le tournage, le montage et la distribution de vidéos vous
appartenaient, vous les grands médias. Vous seuls pouviez atteindre une audience créée à votre image. Désormais, la vidéo est entre nos mains, et l’audience de jadis arrive très bien à constituer sa propre audience.

 Autrefois, vous étiez les éditeurs (exclusifs) de l’information et choisissiez ce qui devait figurer en Une. Désormais, nous aussi pouvons éditer l’information et nos choix déterminent ce qu’il y aura sur nos Unes à nous.

 Un système médiatique fortement centralisé avait connecté les gens aux hautes sphères politiques et sociales, mais sans que cette relation soit réciproque. Désormais, le flux horizontal, de citoyen à citoyen, est aussi important que ce flux vertical.

“L’ancienne audience” est le nom que Dan Gillmor nous a trouvé (il fait partie de ceux qui nous ont découvert et qui nous défendent), une référence aux propriétaires et aux utilisateurs des outils qui étaient exclusivement utilisés par les médias pour attirer et captiver l’attention.

Jeff Jarvis, un ancien dirigeant du monde des médias, est à l’origine d’une loi sur nous. « Donnez au peuple le contrôle des médias et ils en feront usage. Son corollaire : ne donnez pas au peuple le contrôle des médias et vous le perdrez. Dès que les citoyens peuvent exercer quelque contrôle que ce soit, ils le font. »

Écoutez, vous, les médias. Nous avons toujours plaisir à écouter la radio en conduisant, à s’asseoir passivement dans l’obscurité d’une salle de cinéma locale, à regarder la télé de nos yeux vitreux immobiles au fin fond de nos lits, ou encore à lire à voix basse comme nous l’avons toujours fait.

Certes, lorsque nous allons au cinéma, les chances de nous approprier l’écran pour y passer nos propres productions sont minimes. Mais, nous n’avons rien contre le vieux système unilatéral – du haut vers le bas – de consommation médiatique. Nous n’allons pas nous priver des plaisirs que nous procurent les grands médias. Nous continuerons donc à en consommer et vous continuerez à faire de belles petites affaires.

Mais nous ne dépendrons plus de vous. Tom Curley, président de l’Associated Press, a expliqué ceci à ses hommes : « Les clients décident de la manière dont ils consomment l’information – de son application, de son support, à quel moment et à quel endroit ils le consomment. »

Nous avons déjà les médias quand cela nous chante, nous les voulons désormais sans publicités et nous voulons qu’ils soient bien mieux qu’aujourd’hui. Nous publions et diffusons désormais par nous-mêmes, quand nous en avons besoin ou quand ça nous amusent.

Mark Thompson, directeur de la BBC, a même un terme pour nous désigner : l’audience active (« qui ne se contente pas de regarder mais qui souhaite prendre part, débattre, créer, communiquer et partager »).

Un autre de vos gros bonnets, Rupert Murdoch, a dit ceci à propos de nous aux journalistes américains : « Ils veulent prendre le contrôle des médias plutôt que d’être contrôlés par eux ».

Dave Winer, un des pionniers du blogging, avait dit en 1994 : « Une fois que les utilisateurs en auront pris le contrôle, jamais ils ne le rendront ».

Sur Internet, nous avons tendance à former des communautés autour de nos espaces favoris. Tom Glocer, qui est à la tête de Reuters, l’a bien reconnu : « Si vous voulez attirer une communauté, vous devez leur offrir quelque chose d’original et de qualité qui fasse en sorte qu’ils puissent y réagir et l’incorporer à leur créations. »

Nous pensons que vous avez à peu près saisi l’idée, vous les médias. Si ce n’est grâce à nous, peut-être par la description de ces changements par vos congénères.

Le peuple jadis connu sous le nom d’audience voudrait toucher un mot à ceux qui travaillent dans les médias et qui, obnubilés par leur vision commerciale, ont pris l’habitude de nous appeler les « globes oculaires ». Illustration : « Il y a toujours un nouveau défi à relever pour les globes oculaires de nos clients » (John Fithian, président de l’Association des propriétaires de salles de cinéma des Etats-Unis).

Ou encore: « Nous avons déjà en poche les globes oculaires postés devant les écrans de télé. Nous voulons nous assurer que nous aurons aussi ceux qui sont devant les écrans d’ordinateurs. » (Ann Kirschner, vice-présidente pour la programmation et le développement médiatique de la Ligue nationale de football).

Fithian, Kirschner et compagnie devraient savoir que de telles illusions (“avoir en poche les globes oculaires”) relèvent du fantasme. Ce n’est que le résultat d’un système médiatique qui a donné à ses détenteurs un sentiment exagéré de pouvoir et de maîtrise sur les autres. Les nouveaux médias sont en train de changer la donne, et cela nous fait sourire.

Vous n’avez pas les globes oculaires en poche. Pas plus que vous ne possédez les médias, qui sont désormais divisés entre “pros” et “amateurs”. Vous ne contrôlez pas la production sur ces nouveaux supports, qui d’ailleurs ne sont plus du tout unilatéraux. Un nouvel équilibre des pouvoirs s’est instauré entre vous et nous.

Le peuple jadis considéré comme l’audience est tout simplement le public que l’on a rendu plus réel, moins fictif, plus capable, moins prévisible. Vous devrez vous en réjouir, vous les médias. Mais que vous le vouliez ou pas, sachez que nous existons.

Site : http://journalism.nyu.edu/pubzone/weblogs/pressthink/