Ethnologue de formation, journaliste et fondateur de Place Publique, Yan de Kerorguen vient de publier En nous les futurs morts grandissent (1). Un roman largement inspiré de ses enquêtes journalistiques dans l’ex-Yougoslavie. Et un livre qui nous invite à rentrer dans l’esprit des faiseurs de guerres.

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Que se passe-t-il avant une guerre ? Comment les esprits s’y préparent-ils ? Pourquoi en viennent-ils à se persuader que c’est, sinon la meilleure, du moins la moins pire des solutions ? Le livre de Yan de Kerorguen tente de répondre à ces questions en mettant en scène, dans la mythique Bosnasaraj (ancien nom de Sarajevo), une poignée de personnages en quête de revanche.

Artistes, intellectuels ou simples citoyens, tous ont un compte à régler avec l’existence. Animés par des fantasmes de pureté et des désirs de grandeur, ou bien minés par le fatalisme et le sentiment d’impuissance, ils vont, au fil des jours, participer à cette folie qui précipite l’ancienne Yougoslavie dans une guerre absurde et sanglante.

En nous les futurs morts grandissent est une « fiction-document ». Autrement dit, un roman alimenté par des faits historiques et des rencontres avec des personnages bien réels. Car l’auteur, au milieu des années 90, a effectué de nombreux séjours en Bosnie-Herzégovine et en a même tiré un film (2).

Au fil des pages, on peut s’interroger sur la part de vérité que contient chaque anecdote. Se demander, par exemple, si ce congrès de psychiatres qui dégénère en délires de purification ethnique n’est que cauchemar ou s’il appartient à l’histoire. Qu’importe. L’intérêt de ce genre littéraire, en fin de compte, c’est qu’il nous permet d’entrer dans l’intimité psychologique des bourreaux. De nous faire réaliser, comme l’affirme Yan de Kerorguen, que « c’est ainsi que naissent les guerres, à cause de misérables petits tourments personnels élevés au rang de cause nationale ».

« On sait quand se déclarent les guerres, mais sait-on vraiment quels détails de l’esprit les inspirent ? », interroge encore l’auteur. Son livre a le grand mérite de nous rendre la guerre palpable, proche de certaines de nos propres émotions. Avec, évidemment, un certain trouble qui nous saisit au terme de la lecture. Car qui de nous, en fin de compte, peut prétendre échapper à cette tendance à « vivre sa vie comme un récit » qui, selon Yan de Kerorguen, caractérise tous ces fauteurs de guerres ?

(1) Editions du Toit, 15 €. Outre l’achat en librairie, le livre peut être commandé chez l’éditeur : Dominique Sicot, 48 bis rue Bobillot 75013 Paris. Il vous sera envoyé à votre adresse sans frais de port.

(2) Le procès qui n’aura pas lieu, de Nedim Loncarevic et Yan de Kerorguen.


Trois questions à Yan de Kerorguen par Nedim Loncarevic, ex-rédacteur en
chef de la télévision de Sarajevo

Quelles raisons vous ont poussé à écrire cet ouvrage ?

J’ai écrit ce livre par amour pour cette ville, Sarajevo, qui respire l’histoire, la littérature, la culture plurielle, ville qui avait tant envie d’Europe et que faute de courage politique, nos gouvernements ont abandonné.

Je l’ai aussi écrit pour me débarrasser des petites lâchetés qui m’ont conduit,
en Bosnie, à serrer la main des chefs de guerre nationalistes. Je me suis trouvé dans la position inconfortable de partager leurs repas, de les écouter vanter la purification ethnique, et justifier la supériorité de la montagne sur la ville corrompue. Sans rien dire. Pendant ce temps là, ils bombardaient Sarajevo, ville à laquelle des liens amicaux et familiaux me rattachaient. Il me fallait décrire ce malaise en mettant en scène ces fantômes de l’histoire récente dont le souvenir me hantait. Au delà de cela, c’est la honte de l’abandon de Srebrenica par nos gouvernements qui à elle seule justifiait pour moi de témoigner.

Pourquoi une fiction document ?

Comme journaliste, j’ai pensé que le reportage, la biographie ou l’essai historique, ne pouvaient que partiellement rendre compte de ce qui se jouait d’intime dans ce conflit. Le roman m’est vite apparu comme le seul moyen de restaurer la dimension fantasmagorique de ce drame. il fallait décrocher de l’actualité pour réintroduire la dimension tragiquement intime de la guerre. J’ai mis en scène des personnages dont certains ont existé et qui se sont brutalement manifestés. Ces gens-là écrivaient des poèmes, faisaient de la philosophie tout en détruisant des villes. Il était important aussi, je crois, de situer les déterminants économiques et culturels de cette histoire.

Le titre de cet ouvrage est plutôt étrange ?

J’ai voulu en reprenant l’expression d’un extrémiste serbe que j’ai côtoyé, conserver le caractère énigmatique de la déraison qui a conduit à la guerre. J’avais parfois l’impression de me retrouver en 1914 avec Gavrilo Princip, ce nationaliste serbe qui a assassiné l’archiduc François-Ferdinand, épisode qui a précipité la 1ère guerre mondiale. Dans cette phrase, il y a l’idée que la mort, le suicide, est un horizon et qu’il n’y a rien de grand sans en faire l’expérience. Tout le propos du
roman consiste en fait à décrypter ce propos qui reste énigmatique à mes yeux. Il consiste aussi à exhumer les dégâts romantiques que provoquent ces conquérants de l’immortalité, immortalité qu’ils fondent dans le puissant sentiment de leur identité.

Au sujet de Philippe Merlant

Journaliste professionnel depuis 1975 (France Inter, L’Equipe, Libération, Autrement, L’Entreprise, L’Expansion, Tranversales Science Culture et aujourd’hui La Vie) et co-fondateur du site Internet Place publique, Philippe Merlant travaille depuis 1996 sur les conditions d’émergence d’une information « citoyenne ». Il a été le co-auteur ou le coordinateur de plusieurs livres collectifs, notamment : Histoire(s) d’innover (avec l’Anvar, Paris, InterEditions, 1992), Sortir de l’économisme (avec René Passet et Jacques Robin, Ivry-sur-Seine, Editions de l’Atelier, 2003) et Où va le mouvement altermondialisation ? (avec les revues Mouvements et Transversales, Paris, La Découverte, 2003).

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