Le Théâtre du Soleil et Ariane Mnouchkine ont offert leur hospitalité à l’Association du Manifeste des libertés pour une soirée de réflexion et de débat sur « La censure au nom de l’islam ». Plus de six cents personnes ont participé à cette soirée, qui s’est déroulée à la Cartoucherie de Vincennes, le 24 février 2006. Vous trouverez l’ensemble des interventions sur le site du Manifeste.

L’hebdomadaire jordanien Shihane publiait, le 2 février dernier, trois des caricatures danoises qui mettent aujourd’hui le « feu aux poudres », et se demandait « ce qui portait le plus préjudice à l’Islam : ces caricatures ou bien les images d’un preneur d’otage qui égorge sa victime devant les caméras » (cité par Libération, 3 février 2006).

Le problème est que ce journal a été retiré de la vente, et le directeur de publication limogé. Ainsi il y a certainement nombre de gens qui pensent la même chose en terres d’Islam, mais ils n’auront pas le droit de le dire : c’est à eux que manque le plus gravement la liberté d’expression.

On pourra toujours discuter de la qualité de ces caricatures et de l’influence possible, sur elles, de l’atmosphère droitière et teintée de racisme qui sévit actuellement au Danemark comme dans d’autres pays européens.

Mais qu’on en appelle au meurtre contre leurs auteurs et contre l’ensemble de leur nation au nom de Dieu, que le secrétaire général du Hezbollah libanais déclare que « s’il s’était trouvé un musulman pour exécuter la fatwa de l’imam Khomeyni contre le renégat Salman Rushdie, cette racaille qui insulte notre prophète Mahomet au Danemark, en Norvège et en France n’aurait pas osé le faire », nous impose l’urgente nécessité de les défendre : allons-nous attendre, comme le dit Magdi Allam dans Il Corriere de la sera, « qu’un autre Théo van Gogh soit assassiné à Copenhague ou à Oslo » ? Qu’on ait de nouveau ce sinistre  » fini de rire  » dont parlait un journaliste français lors de l’affaire van Gogh ?

Cette remise en cause de la liberté d’expression, orchestrée quatre mois après les faits, vise à empêcher toute liberté de pensée d’artistes, d’intellectuels, toute critique de la religion, dans une surenchère sur fond de victoire électorale du Hamas en Palestine et des positions du gouvernement iranien.

Ces manifestations et ces apparents désordres provoqués par les caricaturistes danois sont, en réalité, un rappel à l’ordre adressé à ceux qui se reconnaissent provenir de cette civilisation-là, citoyens d’Europe et d’ailleurs, et surtout d’ailleurs : Vous n’avez pas le droit d’être européens, vous n’avez pas le droit de penser « comme des Européens ».

Et l’actuel projet de l’Organisation de la conférence islamique et de la Ligue arabe demandant à l’ONU d’adopter une résolution interdisant les atteintes aux religions ­ qui rencontrera, à coup sûr, la plus grande sympathie chez certains groupes chrétiens et juifs ­ est une remise en cause d’un acquis européen dont nous avons besoin plus que jamais, celui de la liberté de penser, indissociable de la liberté de conscience, du droit à l’athéisme et au blasphème. D’autres « communautés » ­ juives, chrétiennes ­ se sont, elles aussi, senti insultées par tel ou tel texte, dessin, discours, mais elles ont réagi devant les tribunaux.

Au Manifeste des libertés, nous maintenons une double exigence : la condamnation de l’intégrisme et de ceux qui l’alimentent, et la nécessité de redonner espoir à un avenir démocratique partagé, à partir d’une pluralité de provenances culturelles. Un espoir dont ne veulent ni les partis d’extrême droite ni les radicaux islamistes, qui se renvoient étonnamment la balle ­ et nous avons à saisir cette balle au bond.
Pour cela, il importe de faire connaître toutes les contradictions qui ont été ­ et sont ­ à l’œuvre dans le monde musulman, toutes les expériences de liberté tentées dans ce monde, aujourd’hui comme hier. Rappelons-nous cette expérience de liberté d’ampleur historique et sociale inégalée, où pendant plus de deux siècles Bagdad est devenue un centre des savoirs du monde (Dimitri Gutas, Pensée grecque, culture arabe, Aubier). Il est vrai que le désir de civilisation y était alors intense et n’était pas écrasé par l’appétit des revenus pétroliers. Des expériences de liberté qui, comme le dit Salman Rushdie, finiront bien par « abattre un jour la porte de cette geôle ».

Tewfik Allal, pour l’Association du Manifeste des libertés

Mail : manifeste@manifeste.org