Critique du documentaire « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés », réalisé par Marc-Antoine Roudil et Sophie Bruneau et sorti le 8 février.

Un plan fixe. Deux chaises. Un bureau. Deux femmes. L’une est psychologue clinicienne. Elle anime, dans un hôpital de la région parisienne, l’un des rares centres de consultation en France spécifiquement dédié à ce mal banalisé qu’est la souffrance au travail. L’autre est ouvrière. Elle raconte. Les cadences infernales, la compression de personnel. « Nous étions 10 à ce poste ; aujourd’hui, nous sommes quatre ».

Certains jours, elle arrive à tenir le rythme. Et parfois, elle craque et elle se plaint. Déni de la direction : « si vous y êtes arrivée hier, c’est que vous pouvez le faire ! ». Elle parle aussi des cloques aux doigts à force de boucher des flacons à la chaîne et, encore et toujours, de la direction qui ne veut ni voir ni entendre. Alors, à force de mépris, elle craque un peu plus et c’est l’arrêt maladie. La femme n’arrête pas de parler, reprend à peine son souffle. « Vous parlez toujours aussi vite », demande la psychologue. « Oui, répond l’ouvrière, j’ai adopté le rythme de ma machine, je suis devenue un robot ». 80_48820.jpg

Autre bureau, autre hôpital, autre consultation. La femme qui reçoit est médecin, elle aussi spécialisée dans les pathologies liées au travail ; l’homme qu’elle a en face d’elle est cadre, directeur d’une agence dont le nom restera secret.

Lui, il « prend » toute la pression de sa hiérarchie pour tenir des objectifs de plus en plus infernaux et refuse de la faire subir à ses salariés. « C’est pas ma méthode de management », explique-t-il. Sauf qu’arrivé à un certain degré de stress, il « pète un plomb », éclate en sanglot à son bureau, quitte l’agence et rentre chez lui. Il est en arrêt maladie depuis plusieurs semaines.

Même médecin, autre cas de figure. Une femme de ménage embauchée dans une maison de repos pour personnes âgées dont certaines sont lourdement handicapées. Elle vient du commerce, explique-t-elle. Et elle n’a aucune qualification pour s’occuper de ce type de patients. Et pourtant, c’est ce que sa direction lui demande : faire l’aide soignante, voire procurer des soins infirmiers. Un jour, c’est l’accident du travail : dos coincé. Et la direction qui refuse de le reconnaître. La descente aux enfers commence : dépression, trouble du sommeil, vie de famille mise à mal, etc. Le médecin la rassure : au regard de son dossier, elle parviendra à se faire licencier. Pas d’autres solutions : elle ne peut plus y retourner.

Dernière consultation filmée, dans un autre hôpital : une femme raconte à un médecin ses 19 ans passés à travailler dans un magasin, les responsabilités qu’on lui attribue, le don de soi, sans compter.

Du jour au lendemain, le patron juge qu’elle fait mal son travail et la rétrograde au bas de l’échelle… pour s’en débarrasser. Et ça marche ! Elle est arrêtée, ne sort plus de chez elle et ressasse. « Il aurait suffit qu’il m’explique, dit-elle. Je me serai sentie moins humiliée ».

La deuxième partie du documentaire filme les 2 médecins et la psychologue clinicienne analysant le mal qu’ils traitent tous les jours. Le débat est animé par Christophe Dejours, psychiatre et psychanalyste, auteur du livre « Souffrance en France » dont le documentaire s’est inspiré.

L’un des médecins accuse : « les méthodes d’évaluation à 360 degrés ont des effets dévastateurs ; vous êtes jugés par tous vos collègues ». Et la psychologue clinicienne de nuancer : « toutes les personnes reçues en consultation portent en elles une forme de culpabilité : quand le mal dont elles souffrent a touché un collègue avant elles, elles n’ont pas bronché. Et pourtant, toutes ces personnes souffrent du même mal : l’absence de reconnaissance ». Puis, elle alerte : « comment le gouvernement peut-il ne pas réaliser le coût social que représentent, aux côtés du chômage, de la précarité, de l’appauvrissement des salariés, les arrêts maladie liés à la souffrance au travail ! ».

Le film se clôt sur le constat du psychanalyste, celui de l’absence de solidarité entre collègues, de l’individualisation à outrance et de la disparition des « systèmes collectifs de défense ». Ou, encore, celui de la violence de la loi du plus fort, comme dans la fable de La Fontaine, « Les animaux malades de la peste », dont le titre du documentaire est issu… « Selon que vous serez puissant ou misérable… ».

Au sujet de Anne Dhoquois

Anne Dhoquois est journaliste indépendante, spécialisée dans les sujets "société". Elle travaille aussi bien en presse magazine que dans le domaine de l'édition (elle est l'auteur de plusieurs livres sur la banlieue, l'emploi des jeunes, la démocratie participative). Elle fut rédactrice en chef du site Internet Place Publique durant onze ans et assure aujourd'hui la coordination éditoriale de la plateforme web Banlieues Créatives.

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