Intervention de Charles Mérigot, administrateur de Solidarités nouvelles face au chômage (voir l’article à propos de SNC, paru dans ce magazine :« Lutte contre l’exclusion et le chômage : l’obstination et l’efficacité d’une association »), lors de l’atelier animé par son fondateur Jean-Baptiste de Foucauld : « Privation et partage : comment construire un développement solidaire ? » (Semaines sociales sur le thème de l’argent – 15 novembre 2003).

Bonjour, je m’appelle Charles Mérigot, je suis administrateur de SNC, et je suis l’un des animateurs d’un groupe de cette association, groupe dit « Parole des Accompagnés » qui rassemble des accompagnateurs bénévoles en activité ou à la retraite et des « accompagnés » autrement dit des demandeurs d’emploi.

Je suis aussi ancien chômeur et ancien galérien

La Parole des Accompagnés

Sous l’impulsion de Jean-Baptiste de Foucauld et d’un groupe d’accompagnateurs, l’idée de faire participer les personnes accompagnées par SNC à la vie de l’association a pris corps.

Il s’agissait de « donner la parole » à ces personnes afin de mieux prendre en compte, dans la vie de l’association, leurs besoins et leurs aspirations, de mieux connaître leurs problèmes et leurs solutions et de leur permettre de s’organiser entre elles. Double rôle d’information de l’ensemble de l’association et d’auto-organisation de chômeurs. Il s’agissait de mettre en pratique une démarche définie ainsi par Jean-Baptiste de Foucauld : « passer du silence à la parole, de la parole à la représentation, de la représentation à la participation ».

Nous essayons de mettre en place des lieux où des personnes, exclues du travail et en voie d’exclusion sociale rencontrent, à l’occasion d’activités communes et en particulier lors de débats, des actifs ou des retraités donc des personnes qui n’ont pas de problème de travail et peu de problèmes d’argent.

C’est ce que je vous propose de faire en temps réduit maintenant sur ce thème de l’argent. Je vais donc dans un premier temps vous dire ce que j’ai ressenti pendant une longue période de chômage et de galère. Et ensuite, si vous le voulez bien, nous en débattrons comme nous débattons au cours de nos réunions

Deux remarques préliminaires : Tout d’abord certains des faits dont je vais parler ne se présentent plus ainsi aujourd’hui bien qu’ils ne soient pas très anciens : ils se déroulent de 1994 à 2002. Je crois que certaines choses se sont améliorées depuis mais je crois aussi que d’autres ont empiré ou, si j’écoute ce qui se prépare, vont empirer. Si mon témoignage date un peu j’en déduis que c’est une preuve de plus qu’il faut des lieux où ceux qui supportent chômage et misère aujourd’hui puissent en parler eux-mêmes.

Ensuite en écrivant ce texte j’ai réalisé que je semblais me « dédouaner » un peu trop sur les autres. Mais, si j’ai commis des erreurs le long de ce parcours, j’ai aussi l’impression que les peines supportées étaient exagérées.

La descente : perte de revenus, perte du futur, perte du passé

Quand, à la suite du chômage on voit ses revenus diminuer, on perd peu à peu son futur. Les phénomènes liés à cette perte du futur ont été déjà décrits, j’irai rapidement.

Cela commence simplement : La feuille que l’on m’a remise aux ASSEDIC indique clairement le temps maximum imparti à ma recherche d’emploi. 720 jours.

Cela veut dire que si je connais à peu près les revenus dont je vais disposer durant ces deux ans et encore à condition que l’Unedic ou l’Etat ne revienne pas sur leurs propres engagements, je n’ose penser à ce qui adviendra après si je n’ai pas de travail.

Je me retrouve donc sans pouvoir former des projets lointains. Je n’ai plus qu’un seul avenir et un seul objectif retrouver du travail et des revenus.

La séparation entre temps de travail et temps de loisirs disparaît, je pense tous les jours à ma situation.

Mais en même temps je commence aussi à perdre mon passé. Car le premier jour à l’ANPE on me demande « avez-vous besoin d’une formation dans votre métier? ».
Etonnant, pourquoi donc aurais-je besoin d’une formation pour quelque chose que je faisais la veille ? Mon passé le plus récent m’est enlevé en partie. On insinue que peut-être je n’avais été qu’imparfaitement ce que je pensais être sinon pourquoi aurais-je eu besoin d’une formation ?

Je m’installe dans un déséquilibre financier car je viens de perdre 40% de mes revenus.

Je ne passe plus en rentrant chez moi devant la boite aux lettres sans une inquiétude grandissante au fur et à mesure que le temps passe. A force de voir des factures que je ne peux plus honorer, je n’ouvre plus la boite au risque de voir les frais augmenter.

Le fonds de roulement si cher aux comptables se réduit et provoque la spirale infernale.

L’allocation de l’Assedic arrive vers le 12 alors que ces factures arrivent pour le 5 au plus tard. Les prélèvements automatiques censés me faciliter la vie deviennent infernaux car le temps que je parvienne à les faire cesser, je me retrouve avec deux mois d’impayés que je dois régler avant de pouvoir arrêter les prélèvements.

Comme je me sens seul, je téléphone davantage et bien sûr le téléphone est coupé. Il faut payer plus pour le rétablir. Le téléphone c’est aussi un signe de richesse ! On vous situe mal socialement quand vous dites « j’appelle depuis une cabine téléphonique ». Et que dire quand un éventuel employeur vous dit « je peux vous rappeler dans l’après-midi ? ».

Dans le même temps, peut-être parce que les autres semblent nier que vous ayez pu être le professionnel que vous étiez, vous vous acharnez à essayer de retrouver le même emploi que précédemment c’est-à-dire à essayer de conserver votre passé de professionnel.

Vient le moment où je ne peux plus payer mon loyer. Je mets une part de mes meubles et souvenirs dans un garde-meuble. Je m’engage dans un plan de surendettement et me réfugie dans la famille puis chez des amis…. Je commence à ne plus avoir de domicile.

Malheureusement le chômage dure, je finis par me sentir de trop chez les amis. Je trouve un foyer d’hébergement.

Là on me fixe dès l’arrivée une date de fin : dans 6 mois. Mon futur ne va pas loin. Bien sûr j’essaie de ne pas penser à ce qui arrivera si je ne résouds pas les deux problèmes de l’emploi et du toit avant 6 mois. L’horizon se réduit encore.

Là commence le temps de l’argent cher. Car l’argent, unité de compte, est malgré tout plus cher pour un pauvre. Serait-ce une unité variable ? Je ne sais comment on appelle cela dans les théories économiques mais j’ai vécu ce phénomène :

Par exemple pour prendre un rendez-vous chez le médecin, celui qui travaille, téléphone souvent depuis son bureau. Le coup de fil est gratuit. Un chômeur dont la ligne n’a pas encore été coupée, téléphone depuis chez lui, le coup fil revient à 0,60 F. Le chômeur qui n’a plus de téléphone doit sortir 40 F pour acheter une carte. S’il ne dispose pas de ses 40 F il ne pourra pas en dépenser 0,6 pour téléphoner. Comme s’il y avait des grains d’argent insécables comme on dit des grains d’énergie.

Vient le moment où le banquier me retire mon chéquier. Pour payer il faut alors faire la queue aux guichets. On a le temps pensent les actifs. Ou bien on paie par mandat ou par chèque de banque et on paye plus cher car un mandat coûte plus qu’un chèque.

Je ne pouvais plus payer la carte orange. Mais je pouvais encore payer un carnet de métro. Mais vient ensuite le temps où l’on ne dispose plus d’assez d’argent pour acheter le carnet alors on achète l’aller et retour à l’unité. Evidemment cela revient plus cher. Pour atteindre la couche supérieure d’argent il faut un minimum d’argent. On pourrait appeler cela un quantum d’argent comme on dit un quantum d’énergie.

Trois ou quatre fois dans cette poste une dame bien mise et pressée, les actifs sont souvent pressés, me voyant remplir mon mandat s’approche « Monsieur vous pourriez me prêter votre stylo ? » Je le prête. Elle part avec. Bien-sûr quand on est pressé on ne pense pas à tous ces détails et quand on est riche, un stylo ce n’est pas grand chose, je le sais depuis que j’ai retrouvé du travail, j’en ai des pleins tiroirs. Les commerciaux m’en donnent. Mais a-t-on vu des commerciaux distribuer des stylos à des clochards ? C’est que cette dame est sur une couche d’argent bien supérieure de laquelle on ne voit plus les petites différences qui font la vie d’un pauvre.

C’est à ce moment là que vous ressentez de plein fouet les retards ou les problèmes dans les paiements des allocations ou les aides diverses et que vos amis commencent à ne plus vous croire.

En 1997, les chômeurs parisiens dans certaines conditions pouvaient recevoir des bons de transports. Je fis la demande dès que je le sus. Mais le temps que la mesure se mette réellement en place, le temps que je ne sais quel bureau fasse le papier, j’avais changé de foyer. Et dans ce foyer où j’avais laissé pourtant ma nouvelle adresse, l’agent chargé du courrier avait renvoyé la lettre « n’habite plus à l’adresse indiquée ». Je n’ai pas bénéficié de cette mesure. Pourtant pendant un temps, des proches m’ont dit «toi, tu ne paies pas la carte orange ».

Ah les bons conseils prodigués à ce moment-là par certains « je vais t’aider à faire un budget ». tu vois on fait deux colonnes « recettes et dépenses ».

Une fois suite à un stage de formation, j’ai trop perçu des Assedic et ceux-ci m’annoncent que sur 2300 F, on va enlever 1700 F en une seule fois. Conclusion il me restera 600 F pour le mois.

Je me précipite chez l’un des responsables du foyer pour qu’il m’aide à résoudre ce problème. Réponse : je vais vous aider à faire votre budget, voilà on met 600 dans la colonne recettes et dans l’autre colonne… Je ne l’ai pas laissé finir. J’ai couru aux Assedic où l’on m’a accordé un étalement. L’incompréhension commence.

Ah, ces informations données par le gouvernement le mercredi à 12 h, après le conseil des Ministres, diffusées dans chaque foyer à 20 h le soir même, reprises en chœur par tous les amis dès le lendemain matin « alors tu as entendu ce qu’a décidé le gouvernement ? C’est bon pour toi ça, les chômeurs comme toi ne payent plus ceci ou cela ». Si vous répondez que le conseil des Ministres ce n’est pas encore le Parlement et que les décrets d’application et les circulaires vont mettre un certain temps, on vous rétorque « tu n’es jamais content ». Vos interlocuteurs passent à autre chose, on l’a dit à la télé, et vous, vous êtes de mauvaise foi.

Alors on commence à ne plus avoir envie de raconter ce que l’on vit et l’on se dit que « ils » doivent bien savoir ce qui fait mal. Ce n’est pas la peine de parler avec des gens qui font semblant de ne pas savoir. On parle moins, ou alors avec ceux qui connaissent les mêmes problèmes, on geint ensemble. On se retranche du monde des gens actifs. Ou alors, comme on a l’impression de parler à des sourds, on se met à hurler.

Le temps n’est plus le même

Je sais qu’il existe des solutions mises en place pour permettre à celui qui n’a pas de revenus de procéder malgré tout à ces démarches administratives. Mais ces solutions ont toutes un point commun : elles demandent plus de temps. Trouver une enveloppe, un timbre, une photocopieuse, un ordinateur pour taper son CV, cela peut prendre une semaine et même plus. Le manque d’argent, c’est du temps perdu.

Comme pour une démarche administrative à l’autre bout de Paris, je n’avais plus d’argent pour le métro, le travailleur social accepta que le foyer me fasse l’avance d’un ticket mais d’un seul. J’allais donc en métro et revins à pied. C’est beau la Seine et les bouquinistes. Mais cela me prit la journée. Inutile de me demander de faire une autre démarche ce jour-là.

Le 12 du mois devient une date différente qui n’a pas la même signification pour un actif et un chômeur.

Alors quand la date de versement est encore loin, on entre dans un état d’hibernation. O temps suspend ton vol ! Les démarches sont reportées à une date ultérieure. On attend le versement pour reprendre une vie un peu plus normale. Au grand désespoir des assistantes sociales. Mais cela fait quinze jours que vous deviez faire cette démarche !

Pendant cette période bien peu cherchent du travail. Voilà comment le temps se divisait : du 12 au 20 du mois, régler les problèmes urgents – dettes criantes, logement, nourriture, santé. Entre le 20 et le 30 : chercher un travail, et, à nouveau, l’hibernation jusqu’au 12.

Mais le passé disparaît encore. Vos anciens amis des années précédentes, votre famille, vous ne leur parlez plus car vous ne les comprenez plus, et ils ne vous comprennent plus. Et vous commencez à vous dire : est-ce que ces gens là on vraiment été importants autrefois pour moi ? Ils vous proposent des solutions que vous n’avez pas les moyens de mettre en œuvre. Alors vous les rencontrez moins souvent. Encore une preuve palpable de votre passé que vous perdez.

Le bas : perdre le passé de plus en plus

Et vient le moment où vous devez changer de foyer parce que les 6 mois sont finis.

Vous trouvez encore un autre foyer mais cette fois avec un hébergement pour un mois ou 15 jours. Puis, c’est un centre d’accueil pour une nuit.

On ne fait plus que gérer l’urgence. Tenter de rechercher un toit moins précaire. Il n’est plus question de chercher du travail ou un moyen de gagner de l’argent, on s’installe dans la survie immédiate.

Alors on me donne un conseil : « Tu m’as dit que tu avais un garde meuble est-ce que tu ne pourrais pas vendre tes affaires ? » Alors je commence à y penser. Si j’arrivais à sortir de ce garde-meuble quelques objets vendables, peut-être cela me donnerait-il une bouffée d’oxygène. Et si je retrouvais un peu de forme, je trouverais peut-être du travail. Comment convaincre le propriétaire du garde meuble auquel je dois des mois de loyer, de laisser sortir uniquement ce qui est vendable ? Il mettrait le reste sur le trottoir ; le reste, c’est-à-dire les photos de famille, des souvenirs et bien sûr les diplômes et les feuilles de paies d’autrefois. Les preuves tangibles de la vie « d’avant ». Ce qui me fait encore tenir debout. Les preuves que j’ai eu un autre passé.

Je me souviens, dans un foyer, de Michel qui de toute sa vie n’avait une qu’une seule période heureuse avec des liens sociaux normaux, un travail. Et, ce jour là, il venait de recevoir une lettre d’une amie de cette période bénie. Et cette lettre disait qu’il était quelqu’un de bien. Il voulait que je la lise : il avait enfin une preuve matérielle à montrer de ce passé heureux et normal.

Vous acceptez les petits boulots qu’on vous propose. Mais pour cela d’un clic de souris vous avez supprimé de votre CV les boulots trop qualifiés, les diplômes qui peuvent effrayer. La souris grignote quelques années. Et, devenu balayeur, tout en ramassant les feuilles mortes, vous vous demandez « Est-il vrai qu’autrefois j’ai fait des études ? J’avais un métier ? Ce passé qui n’a aucun lien avec le présent est-ce qu’il a vraiment existé ? ». Et tout en balayant, on se dit : « dans la vie qui s’annonce désormais pour moi, il vaut sans doute mieux ne pas évoquer ce passé ». Et, comme il n’y a plus de lien entre les souvenirs qui vous reviennent à l’esprit et le présent, vous vous demandez s’il y a jamais eu la moindre cohérence dans votre vie. Le temps n’est plus un long fleuve qui s’écoule mais un chaos, composé de blocs sans lien entre eux.

Et le doute s’insinue. D’abord on vous dit « vous êtes dépressif, c’est bien normal dans votre cas ». Puis « vous êtes très dépressif ». Puis « peut-être faudrait-il consulter un psy ? »

Vous rencontrez un médecin auquel vous expliquez que vous n’avez pas de ticket de métro pour effectuer telle ou telle démarche. Et il vous demande « Vous n’arrivez pas à prendre le métro sans payer ? », « Vous avez une morale rigide ? Vous avez toujours été comme ça ?»

Et vous commencez à vous dire : mais peut-être a-t-il raison, je suis coincé dans mes principes ; j’ai un problème dans la tête. Ou alors peut-être que je n’ai pas une bonne perception de la réalité. Peut-être que j’ai toujours vécu avec un masque déformant, qui ne me permet pas de voir correctement le réel ? Peut-être ne suis-je pas tout à fait normal de la tête.

Et dans le même temps vient le temps de la rue. Des centres d’hébergement provisoires et vous fréquentez alors d’autres personnes qui sont dans cet état depuis plus longtemps. Et vous vous demandez : Est-ce que je leur ressemble ? Et la réponse, c’est bien sûr « oui ».

Alors, même ces dernières aides, celles qui vous donnent cette image : vous avez peut-être un gros problème psychique, vous êtes irrécupérable, inemployable… pourquoi pas « irrésilient » ; alors, ces dernières aides, vous n’en voulez plus. Elles sont trop dures à supporter.

Il ne vous reste plus que la société des gens comme vous, et, plus tard, plus de société du tout.

Il ne vous reste plus que votre corps. De cela, vous êtes encore maître et pour bien montrer aux autres que cela au moins vous appartient, vous ne vous rasez plus, vous ne vous lavez plus, vous vous abandonnez à l’alcool, référence solide et fidèle présente à tous les coins de rue… Même dans cette situation, si vous entrez dans un bar en montrant un billet, c’est le seul endroit où l’on vous dit encore « qu’est-ce que vous prenez, qu’est-ce que je vous sers ? » L’argent, instrument de pouvoir même dans cette situation.

Des pistes pour s’en sortir

Que faut-il alors pour ne pas sombrer définitivement ? Sans doute des personnes qui sachent écouter et je pense à une phrase d’Oscar Wilde « la détresse, c’est quand on crie au secours et qu’une voix répond : qu’est-ce que vous entendez exactement par là ? ».

C’est à ce moment que je ne fis plus attention aux paroles des personnes qui ne me donnaient que des conseils mais ne cherchaient pas à comprendre. Je me bouchais les oreilles quand elles parlaient. Je me suis mis à ne tenir compte que des avis des personnes qui semblaient comprendre et qui me regardaient encore comme quelqu’un en devenir et non un cas.

Ainsi, quand je téléphonais depuis une cabine, je me mis à distinguer ceux qui me disaient « donne le numéro de la cabine, je te rappelle tout de suite ».

J’avais rencontré SNC un peu avant cette période de déchéance presque totale. Et mes deux accompagnateurs m’avaient prodigué quelques conseils de recherche d’emploi mais ce n’était pas le plus important. Pour eux, je semblais être « quelqu’un » et ils s’engageaient à mes cotés. C’est fondamental.

Et voici d’autres exemples :

Un patron qui, alors que je venais d’être embauché depuis le lundi, me téléphona au travail le jeudi : « je suppose qu’un acompte vous intéresse, et je suppose que vous le préférez en liquide, je vous l’apporte demain et vous invite au restaurant ». Il avait tout compris !

Un ami qui m’invita à faire une semaine de marche en montagne avec lui, mais comprit qu’il devait m’envoyer le billet de train pour le rejoindre, et surtout pas d’argent sur mon compte, bloqué par les créanciers.

D’autres amis qui me recevaient à la campagne car ils avaient compris quand je leur disais que voir des arbres me permettait de remettre les choses dans le bon ordre.

Un médecin qui accepta toujours de me recevoir, souvent en urgence, avec ou sans argent, qui me parlait longuement et ne mettait pas ma parole en doute.

Et, aussi, ces deux clochards anonymes, qui un matin dans un centre d’accueil, barrèrent la sortie à un troisième qui s’enfuyait avec mon sac et mes papiers « d’identité », si bien nommés. C’est aussi grâce à eux et à leur solidarité que je suis resté moi-même.

Ces choses là m’aidèrent à retrouver du travail et je trouvais aussi pour la première fois depuis plus de deux ans un logement, une petite chambre de bonne agréable. J’avais un endroit où poser mon sac sans qu’on me dise dès l’entrée « il faut penser à partir ». A moi qui n’avais aucun moyen de peser sur le futur, on ne me demandait plus de le maîtriser. La propriétaire ferma les yeux sur mes retards de paiement. Elle aussi avait comprit qu’il me fallait du temps réellement disponible.

Et je rencontrais aussi une femme qui accepta de venir vivre dans les 9 m2 de la chambrette. Elle travaillait, elle avait un salaire régulier. Elle me permit de ne plus être angoissé par les urgences : je savais que grâce à elle je pourrais toujours, téléphoner, poster une lettre, avoir de quoi manger ou me soigner… Je pus ainsi commencer à planifier le règlement de mes dettes.

J’eus encore une chance supplémentaire, à un moment donné, les factures se présentèrent non plus toutes en même temps, mais les unes après les autres. Je pus ainsi jouer les Horaces et apaiser les Curiaces les uns après les autres.

Avec l’argent, je retrouvai les moyens de peser sur le futur.

C’est le moment où il faut se boucher les oreilles quand on vous dit « maintenant tu travailles, tu n’as plus de problèmes ». Car bien sûr au point de vue financier on les a tous encore. Ah ces règlements administratifs qui vous ferment leur porte dès le premier jour de votre reprise de travail comme si la paie que l’on recevra dans un mois vous permettait de régler vos problèmes d’aujourd’hui !

La parole des Accompagnés

Voilà ce que nous essayons de faire à « la Parole des Accompagnés ». Tenter de construire des lieux où des personnes qui ont perdu les moyens de peser sur leur futur et leur passé rencontrent et s’expliquent avec d’autres qui ne sont pas dans la même situation.

Il faut donc d’abord leur redonner la parole. Et, bien-sûr, ne pas s’étonner que cette parole soit au début désordonnée, ou le paraisse, car, pour peu que ces personnes soient restées longtemps isolées ou en butte à des sourds, elles ont perdu l’habitude de parler ou bien émettent des slogans à l’emporte-pièce, persuadées qu’elles doivent hurler pour avoir une chance d’être entendues.

C’est un phénomène normal et ce n’est que le juste retour des choses. Si pendant des années on vous refuse toute confiance, comment voulez-vous donner votre confiance tout de suite ?

Pour terminer voici une dernière anecdote.

Quelqu’un à SNC, alors que je commençais à voir le bout du tunnel, avait donné mon nom à une journaliste ou une étudiante. Elle m’avait interrogé pendant une heure sur le chômage.

Pour finir, elle me demanda : qu’est-ce qui a été le plus dur pendant cette période ? Un peu provocateur, je répondis « le manque d’argent ». Je vis alors sur son visage une grande déception. Et je pensais au jeune homme riche de la vieille histoire d’il y a 2000 ans, car elle s’en alla comme lui, triste.