Troy Davis, dans le sillage de son père Gary, fondateur du Mouvement des citoyens du monde en 1948, milite pour l’instauration d’une démocratie mondiale. Pour défendre et  » vendre  » ses idées, il préside la Fondation des Citoyens du monde, basée à New-York. Rencontre avec un passionné.

Image_0630.jpg Place publique : Quand on prône la démocratie mondiale, se définit-on comme un utopiste ?

Troy Davis : Oui, dans le sens étymologique du terme, pas dans le sens souvent utilisé d’irréaliste. C’est comme si je militais, il y a 200 ans, pour l’abolition de l’esclavage et que l’on me rétorque que c’est irréalisable. Or, aujourd’hui, les gens évoquent la démocratie mondiale dans ces termes. C’est une erreur…

P.P. : Que défendez-vous et que critiquez-vous exactement ?

T.D. : Je veux offrir une nouvelle grille de lecture de l’actualité mondiale.
La plupart des intellectuels européens ne font que commenter, analyser, déplorer l’état du monde. En schématisant, ils disent que les Etats-Unis sont les gros méchants et que l’Union européenne devrait investir davantage dans sa défense pour faire contrepoids… C’est totalement idiot. Ils restent dans le paradigme de puissance, seul paradigme valable à leurs yeux tout en prônant que la violence n’est pas la solution, mais bien les droits de l’homme.

Ils sont schizophrènes : on ne peut pas d’un côté vanter les mérites de la démocratie comme seule garante de l’Etat de droit et, de l’autre, s’en remettre à la sagesse arbitraire des puissants pour résoudre les problèmes. Nous voilà revenu au système féodal ; ils se comportent comme des serfs. Or, il faut justement remplacer l’arbitraire (la guerre, la diplomatie, l’autocratie) par le paradigme de la règle légitime étendue au monde, c’est ça la civilisation…

Je prône donc une rationalité dans l’analyse des décisions mondiales, basées sur des règles acceptées par tous au préalable, avant que des crises ne se produisent.

P.P. : Comment en arriver là ?

T.D. : La solution, c’est d’établir un contrat social mondial. Aujourd’hui, tout « capote » (OMC, accords de Kyoto, etc.). Il ne peut pas y avoir de résolution de problèmes mondiaux sans accord. Il faut donc rédiger un contrat social explicite entre les nations, contrat qui aura la fonction et qui prendra le nom de constitution et qui définira un Parlement mondial.

Toutes les nations doivent s’accorder sur la façon de gérer le monde afin, notamment, de minimiser ou de gérer les risques naturels, humains, climatiques. Il devient urgent de coordonner les politiques. Or, malgré l’interdépendance politique et économique, aucune règle de vie commune et légitime, garantissant un certain nombre de droits, n’a été mise en place.

Cela ne veut pas dire que la démocratie mondiale que nous prônons est un doux rêve. Reste que si nous n’enclenchons pas le processus, nous risquons purement et simplement de  » crever  » ou de vivre sous une dictature mondiale basée sur l’eugénisme.

P.P. : Ces règles de vie en commun ne sont-elles pas déjà inscrites dans un certain nombre de textes comme la Déclaration universelle des droits de l’homme ?

T.D. : Oui, c’est même la pierre fondatrice de la démocratie mondiale sauf qu’elle n’est pas perçue comme telle ; une déclaration, c’est une référence abstraite qui ne bénéficie pas de la valeur juridique ad hoc. Il faut la rattacher à une constitution qui définit une série de règles communes telles que la suprématie du politique sur l’économique. Une fois ce texte rédigé, il sera plus simple de demander aux politiciens de rendre des comptes sur leur politique internationale.

Aujourd’hui, ces derniers sont élus au niveau national, pas mondial. Dans leur pays, la plupart d’entre eux se revendiquent de la démocratie, système qui a triomphé au XXè siècle. Mais, dans les relations internationales, ils se comportent comme des rois sous l’ancien régime, appliquant un pouvoir de droit divin. Conséquence : à l’échelle mondiale, seuls ses rois s’expriment ; il n’existe aucun cadre où les citoyens du monde peuvent s’exprimer.

P.P. : Que pensez-vous du rôle des Nations unies ?

T.D. : L’ONU,  » c’est un syndicat d’Etats  » (citation de Kofi Annan) où ces derniers défendent leur intérêt en tant qu’Etat. C’est une grande supercherie : l’ONU ne défend pas les peuples. Cependant, nous travaillons avec les Nations Unies, question de pragmatisme.

P.P. : Quels types d’action votre fondation met-elle en place pour faire avancer ces idées ?

T.D. : Notre Fondation, créée en 1996, est comme une  » start’up  » ; elle est organisée autour de trois pôles : la recherche/développement, axée sur le développement d’idées, de concepts (tels que le contrat social mondial) afin de contrecarrer la pensée unique ; l’éducation/le lobbying/la pédagogie/le militantisme ; l’ingeniering « conseil en démocratie », pôle qui émet des propositions sur le traitement de conflits comme la guerre en Irak ou au Proche-Orient.

P.P. : Comment et avec quels financements fonctionnez-vous ?

T.D. : La Fondation ne comprend encore aucun salarié et repose, pour le moment, sur une douzaine de bénévoles à travers le monde. Notre projet : créer des relais un peu partout comme en France où je préside l’Association pour une démocratie mondiale, encore en gestation, mais dont l’objet sera de mettre nos idées sur la place publique et de provoquer des débats intellectuellement rigoureux sur les projets que nous défendons.

Sur le plan financier, nous vivons essentiellement de dons (la Fondation Charles Léopold Meyer pour le progrès de l’homme nous a, par exemple, attribué une subvention), d’emprunts mais aussi de prestations de conseil en processus démocratique.

Nous avons effectué deux contrats, l’un sur l’analyse des acteurs de la gouvernance mondiale, l’autre, en cours, sur une expérience concrète de démocratie mondiale. C’est la naissance du marché de la démocratie : après tout, pourquoi ne pas dépenser de l’argent pour faire avancer la démocratie plutôt que de le mettre dans la guerre ou dans l’humanitaire ?

P.P. : Avez-vous le sentiment que votre combat avance ?

T.D. : Dernièrement, l’Union interparlementaire – l’organisation internationale des Parlements des Etats souverains – a accepté notre proposition de constitution d’un nouveau gouvernement en Irak (voir sur le site de la Fondation). Son président va présenter notre projet devant l’Assemblée générale de l’ONU.

Aujourd’hui, nous avons, par ailleurs, des interlocuteurs à la Maison blanche, au Pentagone, à l’ONU, à la Cour pénale internationale, etc. Cela dit, c’est une course contre la montre entre le paradigme de la liberté et celui de la diplomatie et de la guerre. Il ne faut pas croire que nous allons inéluctablement nous diriger vers la démocratie mondiale. Pour y parvenir, il faut que les citoyens réalisent qu’ils ont le droit de créer leurs institutions. Il s’agit de faire une révolution pacifiste que les Etats ne veulent pas faire et élaborer une ébauche de constitution mondiale basée sur la dignité humaine.

P.P. : Que pensez-vous des mouvements sociaux tels qu’Attac qui prône l’instauration à l’échelle planétaire de la taxe Tobin (1) ?

T.D. : A Attac, il y a trop de néo-nationalistes qui veulent tout ramener à l’Etat-Nation. Eux aussi sont schizophrènes car, d’un côté, il prône l’instauration d’une taxe mondiale et, de l’autre, ils défendent l’Etat-Nation. Ce n’est pas logique : sans pouvoir moral pour forcer les Etats, qui sont en l’occurrence les plus nantis de la planète, à lever un impôt sur leur place financière pour combler le fossé Nord/Sud, ça ne marchera pas. D’où la nécessité de créer un Parlement mondial… C’est le même problème avec la Cour pénale internationale : sans Parlement et sans assise constitutionnelle, comment appliquer les décisions qu’elle prendra ?

P.P. : Aujourd’hui, êtes-vous optimiste ?

T.D. : Aujourd’hui, la question à laquelle nous devons répondre, c’est  » comment utiliser le principe de souveraineté du peuple pour fonder une démocratie mondiale  » ? Nous pouvons répondre à cette question en 5 ou 10 ans et en 20 ans, avoir rédigé une constitution et mis en place un Parlement préliminaire.

La mise en place du processus (les 10 premières années) coûteraient 1 milliard d’euros par an à la communauté, c’est ce que dépense les Etats-Unis en une semaine en Irak. Il faut d’abord lancer un grand débat dans le monde entier sur les valeurs universelles que nous partageons. En tout cas, il y a urgence à enclencher le processus afin de prévenir plutôt que de guérir. Allons-nous attendre que se produise une troisième guerre mondiale pour instaurer la démocratie mondiale ?

Propos recueillis par Anne Dhoquois

Sites : www.worldcitizen.org et www.worldassembly.net

(1) Taxe sur les transactions de change

Au sujet de Anne Dhoquois

Anne Dhoquois est journaliste indépendante, spécialisée dans les sujets "société". Elle travaille aussi bien en presse magazine que dans le domaine de l'édition (elle est l'auteur de plusieurs livres sur la banlieue, l'emploi des jeunes, la démocratie participative). Elle fut rédactrice en chef du site Internet Place Publique durant onze ans et assure aujourd'hui la coordination éditoriale de la plateforme web Banlieues Créatives.

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